Je suis de ceux qui se jettent dans le vide et qui ressentent. Des maladroits qui ratent mais dont les erreurs finissent pas prendre des allures d’épopée. Je ne suis pas de ceux qui racontent. Je suis de ceux qui transfigurent.
J’ai toujours eu un crayon en main au fil de mes lectures. Dans le métro, en marchant, assise en terrasse ou calée contre un oreiller avant de dormir, il reste suspendu au-dessus des pages, prêt à souligner un mot, une phrase, parfois un paragraphe tout entier. De mois plus tard, voire des années, lorsque je feuillette ces livres, je retombe sur ces passages qui m’avaient tant captivée, ces mots profonds dont j’ai gravé l’émotion du bout de ma petite mine de crayon. Comme un dialogue entre l’auteur et moi, une petite marque pour un merci, un je t’aime silencieux que je suis la seule à connaître.
Puis un jour, j’ai rencontré Nicolas Houguet. Ou plutôt, j’ai rencontré l’Albatros. Mon crayon et moi sommes restés bien confus face à ce (pas si) petit livre bleu. Le problème était bien simple : il aurait fallu tout souligner. Chaque mot, chaque phrase, parfois chaque paragraphe tout entier. Corner chaque page. Les apprendre par cœur pour les réciter dans ces moments où seule la poésie peut aider à tenir.
Patti Smith, c’est quelqu’un qui te rappelle qui tu es. Une partie de ton âme qu’elle porterait dans la voix, dans la plume et dans sa présence sur terre.
Mardi 20 octobre 2015, « c’était l’anniversaire de Rimbaud. » Alors que Patti Smith enflamme l’Olympia, Nicolas fait rouler son fauteuil au-dessus de la table de mixage. Dans la foule, il le sait, son dernier amour est là. Ses souvenirs s’envolent sur la voix de la chanteuse. Le temps d’un concert, Nicolas nous entraîne dans un voyage intense, intime. Son livre est un don de soi, une confession. On sentirait presque son cœur palpiter à travers les pages, la plume tressaillir, la voix sourire, vibrer, chanter. L’Albatros est un livre magique ; il force le temps à suspendre son vol. Le temps s’arrête : il n’y a qu’un homme avec ses mots, ses mots à nus, remplis de grâce et de douceur.

Il revoit son enfance, ses douleurs, ses joies, ses premières amours, mais aussi ses parents, son corps, la littérature, la musique. Les anonymes de l’Olympia s’effacent peu à peu. On y devine E., sa mère dans une bouleversante déclaration d’amour, son père, « un modèle de droiture, d’intégrité et d’honnêteté », son frère comme un double, sa grand-mère. Et puis Jim Morrison, Baudelaire, Cindy Crawford. On le devine enfant, né prématurément, ouvrant son premier livre, assis sur un banc dans la cour de l’école. Et puis vivant ses rêves malgré ce corps qui ne veut pas obéir : en voyage, à cheval, au ski. Nicolas pose les mots sur son handicap. Sans tabou, il nous parle de ses douleurs, ses doutes, sa bataille, et finalement son bonheur. Le corps, « un objet mystérieux et compliqué pour moi. Les corps qui font l’amour juste pour le plaisir, ceux qui dansent pour chasser, le temps d’une chanson, tout le poids de l’existence. Le corps qui n’est qu’objet de jouissance, qui ne se surveille pas. Celui que longtemps on ne ressent pas, jusqu’à la stupeur des grandes vieillesses quand, peu à peu, il nous trahit. Alors seulement, les yeux s’agrandissent et les voix geignent. »
Le corps. Ses passages les plus beaux, et en même temps les plus terribles. On y croise des colères violentes, des blessures à vif, des doutes en sursis. Et juste après, l’arc en ciel. Le rire face à l’existence. Les bonheurs du quotidien. La force, toujours. Dans une formidable leçon de vie, il nous apprend à prendre la vie à bras le corps et à sauter les obstacles, quoi qu’il arrive. Un livre intime et pourtant universel.
«Les plus beaux moments de ma vie ont été ceux où je me suis dit, sans entraves : « Tu ressembles à celui qui écrit. » La voix changée et le verbe sûr. Comme quand, moi, l’introverti qui chuchote, je donnais conférence sur les pouvoirs de l’écriture et que soudainement j’étais motivé par une fierté et une assurance immenses.
Longtemps j’ai suivi Nicolas sans osé faire le premier pas. Ses critiques passionnées toujours justes, ses conseils de lecture, son quotidien rempli de mots, de musique, d’art. Il était partout : patient dans la foule pour rencontrer Jane Birkin, les yeux rêveurs en sortant d’un salon du livre, assis à un café en sirotant un jus de fruit. Au loin, à travers mes hésitations, je le voyais comme un être invincible. Toujours souriant depuis son fauteuil, il semblait appartenir à un autre monde, un monde préservé de notre quotidien bruyant et trop rapide, un monde plein de douceur et de gentillesse. Il m’a fallu l’Albatros pour le rencontrer. Une petite porte entre son monde et le mien. Un monde où l’on passe du rire aux larmes en une phrase et où la voix de Nicolas résonne dans notre tête. Vous ne l’avez jamais entendu, et pourtant elle est bien là. Posée, sûre, un murmure dans la tempête. Elle s’arrête parfois pour rire doucement. Elle provoque des frissons. Elle vous pousse jusqu’à la dernière page. Une frénésie dont on doit s’arrêter parfois, le cœur battant. Laisser les mots résonner encore un peu.
J’aimerais pouvoir aimer sans ressentir l’envie d’écrire. En oubliant les mots, on peut réellement vivre. L’écriture raconte une fuite et comble une absence. C’est nécessairement malheureux. Parce que la nuit appartient à ceux qui s’aiment. Pas à ceux qui se l’écrivent.
On referme le livre, et on verse une dernière larme.
D’abord parce que le livre est fini.
Ensuite parce qu’on s’aperçoit que c’est beau, la vie.
Cette fois, pas besoin de crayon pour dessiner un Merci.
Sans l’écriture je crois que je n’aurais jamais su qui j’étais, ce que je ressentais et ce que j’avais dans le ventre. Je n’avais rien expérimenté par moi-même. On ne pouvait me connaître que par les papiers que je semais, et connaître également ce qu’il y avait dans mes silences. Sans l’écriture, mon existence au monde était presque à remettre en cause, gravement complexée, atrophiée.
Image à la Une : ©Astrid Di Crollalanza