La « justice vivante » : rappel d’une conscience écologique et sociale

« La mer passe et demeure. C’est ainsi qu’il faudrait aimer, fidèle et fugitif. J’épouse la mer. » [1] Ces mots disent la passion d’Albert Camus pour le monde naturel. Au-delà de l’ébahissement naïf, il défend l’essentialité pour l’être humain d’une relation vivante et charnelle à la nature. Son esthétique n’est donc jamais éloignée d’une éthique rigoureuse – et le chant camusien de la nature s’accompagne d’une force politique à la direction sociale et libertaire évidente. Il se dévoile alors comme une référence encore sous-estimée pour la lutte ayant trait à la protection du vivant, c’est-à-dire les combats écologistes et sociaux.

 La nécessité naturelle et intime du rapport au vivant

 L’affinité de Camus avec les choses naturelles confine au panthéisme. Dans sa préface aux Îles de Jean Grenier, il avoue ne pas manquer « de dieux : le soleil, la nuit, la mer… » qu’il qualifie de « dieux naturels ». Dans son œuvre,  l’environnement vivant est ainsi une présence active, permanente et bienheureuse. Sources de joie et de plénitude, les paysages naturels permettent à l’être humain d’épanouir ce qu’il a de naturel en lui, de se reposer des rapports sociaux et de la marche de l’histoire :

Sous le soleil du matin, un grand bonheur se balance dans l’espace. Bien pauvres sont ceux qui ont besoin de mythes. Ici les dieux servent de lits ou de repères dans la course des journées.  Je décris et je dis : ‘Voici qui est rouge, qui est bleu, qui est vert. Ceci est la mer, la montagne, les fleurs.’ » [2]

Ce rapport au monde est celui de Meursault dans L’Étranger, au point que l’aumônier de la prison, désespéré de le ramener à l’humanité, lui demande : « Aimez-vous cette terre à ce point ? »… Indifférent au fait social, Meursault trouve le bonheur dans l’expérience immédiate du présent et dans les bains de mer. À la fin du roman, au prix de la « haine » des autres et de sa condamnation à mort, il s’ouvre à « la tendre indifférence du monde » : il s’agit alors, pour donner sens à la vie, « d’être le monde [naturel], et d’y trouver sa vérité. » [3]

On trouve ainsi chez Camus une profonde « géographicité » commune au géographe anarchiste Élisée Reclus, c’est-à-dire une « relation concrète [qui] se noue entre l’homme et la Terre comme mode de son existence et de son destin ». [4] Et « c’est de cette appartenance au monde dont il est question dans la réflexion écologique de Camus », déployée comme une « relation géophysique d’un organisme avec son écosphère ». [5] Camus considère en effet que l’être humain a besoin, pour toucher au bonheur, d’un contact sensible, régulier et intime, avec la nature.

 La contradiction entre la société moderne et la nature

Un lieu sans nature est donc pour Camus un « lieu neutre » et « laid ». Mais son intuition écologique a aussi une envergure systémique. Il déplore ainsi de ne trouver en ville qu’un « printemps qu’on vend sur les marchés » [6] et dénonce la domination de l’argent, de l’industrie et de l’économie productiviste. Dans L’homme révolté, il fustige les idéologies bourgeoises et libérales qui, pour avoir érigé l’histoire et le progrès en valeurs absolues, nous ont « exilés de la beauté naturelle » et placés dans « la misère commune » :

« À mesure que les œuvres humaines ont fini par recouvrir peu à peu les immenses espaces où le monde sommeillait, à tel point que l’idée même de la nature vierge participe aujourd’hui au mythe de l’Éden […], peuplant les déserts, lotissant les plages, et raturant jusqu’au ciel à grands traits d’avions, ne laissant plus intactes que ces régions où justement l’homme ne peut vivre, de même, et en même temps (et à cause de) le sentiment de l’histoire a recouvert peu à peu le sentiment de la nature dans le cœur des hommes, […] on peut envisager le jour où la silencieuse création naturelle sera tout entière remplacée par la création humaine, hideuse et fulgurante […], définitive enfin et triomphante dans la course de l’histoire, ayant achevé sa tâche sur cette terre qui était peut-être de démontrer que tout ce qu’elle pouvait faire de grandiose et d’ahurissant pendant des milliers d’années ne valait pas le parfum fugitif de la rose sauvage, la vallée d’oliviers, le chien favori. » [7]

C’est précisément la démesure qui, pour Camus, caractérise cette marche de l’histoire. Elle est punie dans L’Étranger quand, sur la plage, « tous les éléments du paysage » affrontent Meursault qui a osé défier le soleil. [8] La nature le mène vers le meurtre, la prison et la mort. Camus dit ainsi la vanité de vouloir dominer la nature. Et le constat qu’il porte sur la société occidentale est sans appel : niant la beauté et franchissant par « folie les limites éternelles » du monde naturel, elle s’expose au châtiment de Némésis, déesse de la mesure.

Alors, contre ce « temps des grandes villes » dans lequel « délibérément le monde a été amputé de ce qui fait sa permanence : la nature, la mer, la colline, les méditations du soir »…, [9] l’être humain doit se retenir, stopper son pouvoir de destruction, renoncer à la tentation de la croissance infinie. Pour cela, Camus offre un indice éthique : « Non, un homme ça s’empêche. Voilà ce que c’est un homme, ou sinon… » [10] N’est-il pas révélateur que l’on puisse qualifier aussi bien la pensée de Camus et la décroissance de « pensée sur la crête » ? [11]

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Konogan Lejean

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