Quand le gouvernement colombien met le feu aux poudres

Une fois par semaine, Combat décrypte le sujet que VOUS avez choisi. Cette fois-ci, vous avez choisi celui sur les manifestations en Colombie.

Le 28 avril dernier, la Colombie s’embrasait suite à l’annonce par le président de la République Iván Duque d’un projet de réforme fiscale. Majoritairement, ce sont les étudiant·e·s, syndicats et peuples autochtones qui envahirent pacifiquement les villes comme les campagnes pour plaider contre l’initiative de la Casa Nariño. En réponse, le gouvernement déploya immédiatement plus de 47 500 forces de l’ordre peu scrupuleuses pour saper le mouvement. Trois semaines plus tard, on dénombre au moins 55 décès, 1 500 blessé·e·s, 548 disparu·e·s et 1 876 violences policières. Les affrontements n’ont pas tari et le compromis semble difficile.

Tué·e·s par le néolibéralisme

Impossible pour le peuple colombien de supporter cette énième réforme néolibérale. Censée financer les coûts liés à la pandémie actuelle, la proposition du gouvernement Duque promettait une hausse de la TVA et de l’impôt sur le revenu, affaiblissant davantage les ménages les plus démunis quand 42% des colombien·ne·s vivent sous le seuil de pauvreté. Suite aux protestations massives, le président de la République s’est rétracté dans les jours qui suivirent, et son ministre des finances Alberto Carrasquilla démissionna. Mais cela n’a pas endigué la colère du peuple : ses racines sont bien trop profondes. 

Densité de population en Colombie, 2016

Effectivement, les revendications des activistes concordent avec celles des manifestations de novembre 2019 stoppées quelques mois plus tard par le Covid-19. Le peuple est alors furieux des réformes instaurées par Duque à son arrivée au pouvoir l’année précédente. La pilule néolibérale n’est plus digeste : privatisation des caisses de retraite et politiques fiscales privilégiant les grandes entreprises au détriment des classes populaires ne conviennent plus à ce pays meurtri.

Une autre revendication est scandée : celle du respect des accords de paix de 2016. Sur le papier, ce traité met fin à 52 ans de conflit en dissolvant les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), organisation terroriste marxiste. Mais dans les faits, d’autres acteurs ont pris le relais. Dissidences des anciens FARC, groupes paramilitaires et cartels mafieux luttent pour le contrôle des territoires et ont commis plus de 900 meurtres d’activistes depuis l’avènement du « processus de paix ». Des milliers de colombien·ne·s subissent cette violence, contraint·e·s de quitter leurs villages. À l’échelle mondiale, la Colombie est le pays le plus concerné par les migrations internes.

À un contexte social déjà compliqué s’est additionnée la pandémie que nous connaissons. Bien qu’elle ait causé la mort de plus de 80 000 personnes en Colombie, le gouvernement n’a lancé aucune campagne de vaccination. Peu soucieux de creuser encore un peu plus les inégalités de classe, il s’apprêtait même à voter une réforme privatisant les services de santé. C’est donc tout naturellement que le peuple est descendu dans les rues le 28 avril 2021.

Cali, épicentre du mouvement

Le coeur des manifestations se situe à Cali, au sud-ouest du pays, où trente-cinq décès sont déjà recensés. Point de passage entre les champs de coca et le port de Bonaventura depuis lequel la drogue est exportée, la capitale de la salsa est particulièrement touchée par les inégalités. Elle est par ailleurs proche des territoires détenus par les populations autochtones.

Pour prêter main-forte aux organisations sociales, une minga a ainsi été organisée par les différentes communautés amérindiennes. Rejointe par plus de trois mille personnes, cette réunion communautaire a duré deux semaines. Mais le 9 mai, des groupes de civils ont ouvert le feu sur les manifestant·e·s, visant particulièrement la Garde Indigène (institution pacifique créée pour protéger les populations amérindiennes). Simultanément, Iván Duque a sommé les amérindiens de « retourner dans leurs réserves ». Oppressées depuis cinq cent ans, ces populations subissent toujours le racisme des partis les plus à droite, qui les considèrent comme terroristes.

La minga indígena hace un recorrido por algunas calles para retornar a sus territorios, luego de apoyar el Paro Nacional hoy en Cali (Colombia). EFE/Ernesto Guzmán Jr. (La minga amérindienne fait le tour de certaines rues pour retourner dans ses territoires après avoir soutenu la grève nationale aujourd’hui à Cali).

La répression policière à Cali est très violente. L’ESMAD (police anti-émeute) utilise des véhicules blindés pour charger les manifestant·e·s et est équipé du Venom, un nouveau système lanceur de projectiles. Selon José Miguel Vivanco, directeur de Human Rights Watch pour les Amériques, « Il s’agit d’une arme aux effets indiscriminés et elle est donc totalement inappropriée pour des manifestations pacifiques ou essentiellement pacifiques. De plus, la police colombienne utilise cette arme de manière dangereuse. Les gaz lacrymogènes et les bombes paralysantes doivent toujours être tirés de manière parabolique, et non directement sur les manifestants, comme c’est le cas en Colombie ».

Une situation critique

Mais globalement, la situation est critique dans tout le pays. Le 11 mai, Cali a été plongée dans le noir pour limiter la diffusion d’informations sur les réseaux sociaux. Le lendemain, une jeune fille se suicidait après avoir été agressée sexuellement et emmenée de force par la police de Popayan. Le bureau du procureur général, qui supervise les fonctionnaires en Colombie, a déclaré mener soixante-et-onze enquêtes contre des membres de la police pour des violations présumées des droits de l’Homme. 

Cali, 3 mai 2021 (AFP / Luis Robayo)

Une pénurie (notamment d’essence et de denrées alimentaires) est à craindre car des barrages sont montés sur les routes et entravent la circulation de marchandises. Face à cela, le président Duque a annoncé mardi dernier la mise en place d’une opération militaire pour désengorger les trente-six routes colombiennes bloquées. Il souhaite un usage de la force « proportionnel »… à quoi ?

C’est vendredi 21 mai, au bout de trois semaines de manifestations intenses, que le président de la République a accepté d’engager des négociations avec les syndicats en prenant l’ONU et l’Église comme médiateurs. En revanche, il souhaite seulement discuter des revendications adaptées à son agenda politique : la campagne vaccinale, la protection des plus vulnérables, le coût de l’université (intégralement payante en Colombie) l’équilibre financier du pays et la non-violence. Hors de question d’aborder des sujets comme ceux de l’autonomie alimentaire nationale ou des subventions pour les petites et moyennes entreprises.

Une articulation entre une crise de civilisation et une crise politique

Selon le philosophe colombien Santiago Castro Gómez, la situation actuelle de son pays est « une articulation entre une crise de civilisation et une crise politique ». La première serait due à l’avènement du projet anthropocentriste de la modernité. En développant la science et la technique, l’humain a établi un rapport de domination sur la nature. Parallèlement, c’est au moment où naît la modernité que débutent les grandes expéditions coloniales : la prospérité des « états modernes » commence donc avec la destruction des civilisations et cultures américaines. C’est, entre autres, un patrimoine culturel qui aurait grandement pu contribuer à répondre à la crise écologique que nous subissons. En outre, ce développement de l’économie moderne avec l’ouverture des marchés et l’essor des forces de production a entériné l’accroissement des inégalités. Ce constat, universel, est particulièrement d’actualité en Amérique latine, un continent rongé depuis les années 70 par le néolibéralisme, les privatisations et l’influence étasunienne. 

Simultanément, la Colombie est sujette à une crise politique : celle de l’uribisme. Cette doctrine, implantée par le président Alvaro Uribe entre 2002 et 2010, s’est facilement imposée dans la société colombienne et a perduré jusqu’au ras-le-bol général : avril 2021. L’uribisme se basait sur une analogie entre les valeurs du parti conservateur et celles du parti libéral. En mélangeant la morale traditionnelle, la défense du patriarcat blanc et l’alliance avec l’Église avec le libéralisme économique, Uribe promettait à sa population une Colombie riche et moderne. Mais aujourd’hui, les privatisations et l’affaiblissement du secteur public se payent, d’autant plus lors d’une pandémie. 

Concrètement, sa politique fut d’imbriquer le narco-trafic au gouvernement en créant le phénomène du narco-fundio. D’ennemis, les cartels passèrent à alliés de l’État. Le déplacement de populations qu’ils occasionnèrent pour acquérir des terres cultivables permit à d’autres acteurs financiers d’en récupérer une partie à des fins commerciales, souvent pour exploiter ses ressources.

Enfin, la politique extractiviste menée par Uribe n’a porté ses fruits que temporairement. Vites épuisées, les ressources colombiennes n’ont pas permis un enrichissement durable et le pays n’a aucunement pu développer son autonomie. Lancée sur la voie uribiste durant les vingt dernières années, la Colombie s’est considérablement appauvrie. Le narcotrafic, fermement implanté, cause chaque jour un peu plus de dégâts au sein de la population.

Veillée funèbre pour l’un des jeunes tué dans la nuit du 3 mai à Siloé (AFP/ Luis Robayo)

La révolte du peuple colombien suit la lente agonie dans laquelle les gouvernements des vingt dernières années l’avait plongé. Aujourd’hui, les colombien·ne·s n’ont pas d’autre choix que de sortir pour protéger leurs droits. Bien que la communauté internationale semble peu concernée, la répression exercée par le gouvernement Duque est extrêmement préoccupante. Vendredi encore, le jeune Sebastián Quintero Munera, touché au cou par une grenade assourdissante, s’éteignait sur le sol de Popayan. Une mise en lumière de la situation colombienne est attendue.

Elena Vedere

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