Le Peuple avant l’Etat

« La démocratie, ce n’est pas la loi de la majorité, mais la protection de la minorité. »

Cette phrase, écrite par Albert Camus dans ses Carnets, représente en quelques sortes l’idéal démocratique d’un intellectuel qui ne croit pas tant aux institutions : une démocratie régulée par l’équilibre et où toutes les altérités sont reconnues. En 2018, le député macroniste Sébastien Nadot, élu de Haute-Garonne, proposait d’inscrire ces mots dans le préambule de la Constitution. Derrière la récupération politique, le geste pose la question du rapport que l’écrivain entretenait avec la Démocratie. Pour lui, celle-ci se devait d’être humaniste avant tout.

La tentation anarchiste

« Vous n’êtes ni de droite ni de gauche, vous êtes en l’air, Camus ! » se moque Jean-Paul Sartre. Loin du sarcasme, Camus reconnaît de son côté être « libertaire de cœur » mais « social-démocrate de raison. » Le libertaire de cœur, c’est l’ami des anarchistes espagnols, auteur récurrent pour la Révolution prolétarienne dans les années 1950. C’est aussi celui qui conseille à son ami Louis Guilloux la lecture de Nietzsche et de Bakounine, « le seul de son temps à critiquer le gouvernement des savants avec une profondeur exceptionnelle » écrit-il dans l’Homme Révolté. Lui aussi, livre discret du cœur libertaire. En 1998, un certain Lou Marin publie aux éditions Egrégores Albert Camus et les libertaires. Le livre rassemble l’intégralité des textes libertaires de l’écrivain, avec la complicité de Catherine Camus.

Et puis, il y a la voix de la raison, à lui qui se dit proche d’une gauche « dont je fais partie malgré moi et malgré elle. » Pour cet enfant orphelin de père élevé dans la pauvreté telle qu’elle est décrite dans le Premier Homme, l’engagement pour des valeurs sociales auprès des plus démunis ne coulait-elle pas de source ? Lui, l’enfant qui avait vu sa grand-mère, la manche retroussée, fouiller la boue dans l’espoir de retrouver une pièce de monnaie, qui découvrit la honte de sa condition au lycée lorsqu’il fallut écrire, comme profession maternelle « domestique », et qui dû mentir des étés entiers pour travailler malgré ses études, n’avait-il pas appris la force de la solidarité ? C’est bien son goût de la justice, appris dans les quartiers de Belcourt, qui poussa l’étudiant Camus à adhérer au Parti Communiste d’Algérie (PCA) sous le conseil de Jean Grenier, en 1935. Mais même à cette époque, Camus écrit à Grenier « On se souviendra que l’intellectuel affirmait que son exigence sociale était « née toute entière de l’épreuve première de la pauvreté » et qu’il assumait avec conviction ne jamais avoir lu Karl Marx. Aux débats idéologiques, Camus préférera toujours la question de l’Homme. Cet engagement tout en prudence sera éphémère : Camus est exclu du Parti Communiste en 1937 après s’être opposé aux stratégies de délation entre les militants qui plaçaient au sommet de leur combat la lutte contre la souveraineté française et la stratégie de l’assimilation. Pas de discours politique entre l’homme et la vie, disait-il. En deux ans, on s’en doute, le rôle de Camus aura été succinct. L’auteur avait fixé sa priorité sur les actions culturelles : il fut secrétaire de la Maison de la culture et fonda un Théâtre du Travail pour les classes populaires. Par la suite, ses positions au regard du parti communiste furent relativement sèches.

Puis loin du communisme sartrien, c’est auprès de la gauche modérée qu’il préfère se retrouver. Dans les années 1955-56, il rejoint par exemple le Front Républicain de Pierre Mendès-France. La voix de la raison, elle a un contexte. Celle d’une Europe ravagée, déchirée entre les totalitarismes européens de la deuxième moitié du XXème siècle. La croyance en la démocratie malgré une attirance libertaire n’est-elle pas due à la nécessité de choisir une alternative face au nazisme, au fascisme, aux dérives communistes ?

Le pari égalitaire

Proche des idées d’Alexis de Tocqueville dont il fut un grand lecteur, le Camus « raisonné » revendique une démocratie représentative, fondée sur des valeurs de liberté et de justice. Plus précisément : la démocratie idéale doit trouver la juste mesure entre les libertés individuelles et la justice sociale.

La justice, cela ne signifie pas pour autant l’égalité. En 1941, Albert Camus note dans ses Carnets : « On n’a pas assez senti en politique combien une certaine égalité est l’ennemie de la liberté. En Grèce, il y avait des hommes libres parce qu’il y avait des esclaves. » On se souviendra encore du contexte dans lequel furent écrites ces lignes : à l’heure où il trace ces mots, la société égalitaire est celle qui a mené aux goulags du despotisme soviétique. Lénine et Staline ne se sont-ils pas contentés de réinventer l’esclavage ? 

A l’égalité utopiste, Camus préfère la Justice, qu’il définit dans un édito pour Combat du 1er octobre 1944 : « Nous appellerons donc la justice, un état social où chaque individu reçoit toutes ses chances au départ, et où la majorité d’un pays n’est pas maintenue dans une condition indigne par une minorité de privilégiés. Et nous appellerons liberté un climat politique où la personne humaine est respectée dans ce qu’elle est comme dans ce qu’elle exprime. » L’égalité, en réalité, réapparaît en filigrane de cette définition. Elle l’est d’autant plus que, deux mois plus tôt, toujours dans les colonnes de Combat, il appelait à réaliser « sans délai une vraie démocratie populaire et ouvrière. Dans cette alliance, la démocratie apportera les principes de la liberté et le peuple la foi et le courage sans lesquels la liberté n’est rien (…) Nous pensons que toute politique qui se sépare de la classe ouvrière est vaine. La France sera demain ce que sera sa classe ouvrière. »

En ce sens, la démocratie camusienne est « populiste » dans un sens qui ne comporte pas encore les connotations négatives du XXIè siècle. Prenant comme exemple les démocraties scandinaves, il appelle à un système où règnerait « la justice sur le plan de l’économie » et « la liberté sur le plan de la politique » avant de conclure :« Dans l’état actuel des choses, cela s’appelle une révolution »

Pour une démocratie humaniste mondiale  

Camus donc ne rejette pas l’Etat qui constitue, rappelons-le, un rempart face aux totalitarismes. Ce qu’il souhaite, c’est limiter le pouvoir des institutions, dont l’omnipotence mène ostensiblement à l’impérialisme parfois sanguinaire. A ses yeux, l’Europe s’est détachée de l’héritage de la mesure grecque, la Némésis, en lui préférant la dangereuse démesure. Or, dit-il « la démocratie est l’exercice social et politique de la modestie. » La politique doit avant tout appartenir au peuple car contrairement aux Etats « on ne vit pas que de haine, on ne meurt pas toujours les armes à la main. » Voilà la démocratie camusienne : une cité à la mesure de l’humanité portée par des institutions modérées au service des peuples. Dès lors, il s’oppose à la vision gaulliste d’un Etat devant nécessairement porter « une autorité indivisible. »

Parce qu’elle fait passer la personne humaine au-dessus de l’exaltation de l’Etat, la démocratie se doit d’être internationale. En 1946, dans son désormais célèbre texte Ni victimes ni bourreaux, Albert Camus appelle à un sursaut des peuples, seule source légitime de la démocratie, pour réaliser « un nouveau contrat social ». Dans un tel système international, les lois ne seraient plus enfermées dans les frontières de chaque Etat, et le pouvoir passerait des mains d’un seul homme à celles de la volonté générale. Anticipant l’ère de plus en plus contemporaine des opérations interétatiques, il prône la mise en place d’élections mondiales menant à un Parlement mondial, « garant de la paix et du respect des principes inaliénables de l’Homme. » Il y propose aussi la rédaction d’un code de justice international « dont le premier article serait l’abolition générale de la peine de mort. » Ce qui peut être lu comme une utopie à son époque résonne aujourd’hui comme les prémisses de nos dernières réalisations internationales, comme la Cour Pénale Internationale. Il soutiendra d’ailleurs le jeune Garry Davis qui, en 1948, déchirera son passeport américain et se déclarera citoyen du monde.

La Peste, roman démocratique par excellence ?

« Le bien public est fait du bonheur de chacun ! » s’exclame Rambert dans le célèbre roman d’Albert Camus. Pour Pierre-Louis Rey, La Peste constitue la version fictive de la démocratie camusienne. Roman chorale, chaque singularité y est moins importante que la collectivité. Chaque personnage, loin d’être un héros au sens exaltant du terme, est une « personne normale » engageant des actions pour le Bien de cette collectivité : le médecin, Rieux, se consacre tout entier aux malades ; Tarrou, ancien apparatchik, constitue des équipes sanitaires et porte un vrai combat contre la peine de mort ; Rambert, bien que tenté par la fuite, fait finalement le choix de rester pour apporter son aide à la ville. La même idée peut d’ailleurs se retrouver dans l’Etat de siège, œuvre tout autant polyphonique.

Par Charlotte Meyer

Cet article fait partie de la sélection gratuite de notre numéro 4, « (Ré)inventer la Démocratie ». Le numéro est disponible à ce lien.

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