C’est un geste que nous avons toutes et tous fait, ou presque. Dans le métro, dans la rue, en bas de chez nous. Dans son billet, Zoé Maquaire se penche sur nos regards qui se baissent lorsque l’on vient nous demander l’aumône.
J’écris aujourd’hui pour pleurer. Juste un coup. Il paraît que ça fait du bien. Pleurer sur mes états d’âme ? Pas vraiment, simplement sur le monde. Enfin non, plus précisément sur les hommes. Plus exactement sur l’homme qui est dans la rue, là-bas, que je vois depuis ma fenêtre, en contrejour, dans la nuit. Sa silhouette découpée sur les grandes vitres illuminées de la bibliothèque. Etrangement, plus qu’ailleurs, ça me bouleverse qu’il marche, de long en large, tous les soirs, à la même heure, le long de ces rangées de mots glacées. Oui, c’est enfantin, stupide, snob. Je ne suis pas dupe, je sais très bien que c’est pour la lumière. Et ça me fait encore plus mal. Ses pas en litanie qui rêvent d’un peu de chaleur dans une rythmique qui cherche tout sauf la cadence d’un vers.
« La peur me paralyse en haut de ma tour »
J’écris aujourd’hui pour comprendre, comprendre avec lucidité ce qui me traverse à chacune de mes rencontres avec la misère. Parce que le soir, du haut de ma tour d’immeuble, oui, j’aimerais lui apporter un thé, ou un repas chaud, à cet homme qui marche. Et cela fait trois jours que j’imagine ce geste en le regardant fixement pendant une demi-heure (le temps, soi-disant passant, qu’il m’aurait suffi pour faire un repas), et non, je n’y vais pas. Moi, celle qui écrit contre la misère du monde, celle qui se pense de gauche. Pathétique mon hypocrisie. Parce que, chaque fois que mes pieds rencontrent un homme assis dans le gris des trottoirs, mon cœur se serre, mais je détourne les yeux. Parce que, chaque fois qu’un homme malade m’aborde dans le métro, je secoue la tête. Je secoue la tête, c’est tout ce que je sais faire. Ces derniers jours, je leur souhaitais bonne chance. Vraiment. Je leur souhaitais vraiment bonne chance. Certains m’ont dit merci en haussant les épaules. Certains n’ont rien dit. Un seul m’a gueulé d’aller me faire foutre. Il avait raison. Qu’est-ce qu’ils en ont à foutre, franchement, de la chance. Ils veulent aller s’acheter quelque chose qui les réchauffent. Un café, un chocolat, de l’alcool, à manger, de la drogue. Pensez ce que vous voulez, ils cherchent juste quelque chose qui réchauffe. Le corps ; le cœur.
Je me justifie sans cesse. C’est que je suis étudiante. J’ai tout juste assez par mois pour maintenir ma vie. Ma vie, la normale, celle que je ne veux pas atrophier pour aider, un tout petit peu. C’est vrai. C’est vrai que le fil est rasoir, est tendu, le fil de la vie normale, prêt à rompre parfois. Je ne peux pas donner, toi, homme gris du trottoir mouillé. Je ne peux pas donner, vous, hommes et femmes trop nombreux pour ma bourse. Pourquoi toi et pas celui qui est quelques mètres plus loin dans cette rue gelée, pleine à craquer d’hommes errants, près du métro Berry-Uqam ? Pourquoi pas. Je ne peux pas donner, homme qui marche, un repas, tous les soirs, quand je vérifie mes comptes toutes les semaines pour faire en sorte que mon panier d’épicerie ne déborde pas. Je ne peux pas donner, homme qui marche, un thé. Tu me rirais au nez, non ? Qu’est-ce qu’un thé, qu’est-ce que la chance quand il fait moins vingt dehors et que l’on a le ventre vide ? En vérité, c’est peut-être quelque chose, mais je n’ose pas aller te le demander dans l’obscurité. La peur me paralyse en haut de ma tour. Je ne sais pas te parler.
« J’écris pour cesser d’avoir peur. »
Je ne sais pas ce que tu vis.
Je ne sais pas comment t’aider. J’ai peur, sans cesse, d’être condescendante, de te rabaisser. J’ai peur d’être ridicule, de vivre dans un monde trop différent, de t’offrir un rien alors que tu aurais besoin d’un tout. J’ai peur de te comprendre. J’en ai pourtant tellement besoin.
J’écris aujourd’hui parce que j’ai décidé de chercher à entendre les échos de vos histoires. De loin, d’abord, pour m’habituer à vos langages. De près, j’espère, un jour. J’écris aujourd’hui pour me promettre de descendre te porter un plat, ou quelque chose qui puisse te réchauffer l’espace d’un instant. J’écris pour cesser d’avoir peur.
Et puis aussi parce que je sais que je ne suis pas la seule. Je vois, à vos yeux qui se baissent dans le métro, lecteur, lectrice, que votre cœur aussi se retourne devant ces hommes et ces femmes qui mendient. Est-ce qu’ils nous demandent la pièce ou leur vie ? Je sais que je ne suis pas la seule à être coincée entre ma douleur, mon hypocrisie et ma volonté d’aider. J’écris parce qu’on expose trop peu de nos hontes. Lorsqu’on s’exprime, de nos jours, c’est pour agresser ou fanfaronner. Or, ce soir, je me dégoûte d’être coincée dans mes clichés, mes peurs, mes conventions, dans ma capitulation face à mes principes.
Aujourd’hui, je vous livre ma honte, avec ce que je pense être de la lucidité, pour que vous reconnaissiez la vôtre, tapie dans l’armoire de votre conscience.
J’espère que je ne serai pas la seule à chercher à comprendre. J’espère que je tiendrai parole, que je parviendrai à te regarder dans les yeux, sans trembler, en sachant quoi te dire, quoi te donner, toi, homme brisé. Cela prendra peut-être du temps. Mais j’espère.
