Une relative avancée pour la psychiatrie. Après la promulgation ce 22 janvier du « Projet de loi Passe vaccinal », les mesures d’isolement et la contention en psychiatrie sont désormais encadrées par le juge des libertés et de la détention. Mais la colère froide de Mathieu Bellahsen ne désemplit pas. Ce médecin psychiatre lutte ardemment depuis plusieurs années contre les politiques néolibérales qui changent le visage de la psychiatrie, ce qu’il appelle la « cérébrologie » et la répression croissante de certains patients et soignants. Entretien.
Attention : cet entretien comporte des passages relatifs à certains types de soins psychiatriques pouvant heurter la sensibilité du lecteur.
Le 21 janvier 2022, le Conseil constitutionnel a déclaré partiellement conforme à la Constitution le « Projet de loi Passe vaccinal ». Son article 3 fait suite à de multiples censures des lois sur l’isolement et la contention par les « Sages » depuis 2020. Etes-vous satisfait ?
Je considère que le contrôle systématique du juge des libertés et de la détention (JLD) est une bonne chose [NDLR : en cas de renouvellement des mesures d’isolement et de contention au-delà d’une certaine durée, le JLD est désormais saisi d’office et peut y mettre fin]. Cela renforce les contre-pouvoirs au sein de l’institution psychiatrique. Ou plutôt la possibilité de pratiques de contre-pouvoirs ; parce que le contrôle du juge peut être fait de manière automatique et procédurale sans toutefois modifier les pratiques.
Et sur le fond du problème ?
On se heurte depuis deux ans à un gouvernement qui ne veut pas discuter du contenu de l’affaire : à savoir l’inflation des pratiques d’isolement et de contention [NDLR : un rapport du Contrôleur général des lieux de privation de liberté (2016) indique que depuis le début du siècle « la tendance [de ces mesures] serait à la hausse] » (p.5)]. Il ne se pose pas la question suivante : comment fait-on autrement que d’enfermer et d’attacher ? Cette semaine, Véran (sic) [NDLR : Olivier Véran, Ministre des solidarités et de la santé] a dit lors du Congrès de l’Acéphale (sic), (de l’Encéphale) [NDLR : c’est un jeu de mots sur ce rassemblement d’une part importante d’acteurs de la psychiatrie, qui permet de critiquer ce que M. Bellahsen établit comme une inclination neuroscientifique au détriment d’une approche bio-psycho-sociale du trouble psychique], que jamais une mandature n’avait fait autant pour la psychiatrie. Ce n’est que du vent !

Pour cet article 3, il y a eu une concertation avec des organisations professionnelles de la psychiatrie et une discussion au Parlement, mais aucun débat national d’envergure sur l’isolement et la contention. Qu’en pensez-vous ?
Cela fait deux ans qu’ils essaient de faire passer un texte en douce pour éviter qu’on discute des problèmes de fond. C’est un classique du macronisme et même du hollandisme, voire depuis 10 ans. La concertation (il ironise) ! D’ailleurs, cela n’a pas lieu uniquement en psychiatrie. Derrière les beaux discours sur la santé mentale positive et inclusive, il y a un vrai fond de ségrégation qui se met, pour le coup, en marche. On peut attacher, priver des gens de liberté sans que ça n’émeuve vraiment, sans que les politiques ne s’en saisissent – ceux de la majorité du moins.
Que reprochez-vous au Gouvernement et à sa majorité parlementaire ?
Ils continuent de détruire la capacité de la psychiatrie à soigner. Maintenant, on a du tri, de la gestion de flux et de l’évaluation : on ne fait plus de soins [NDLR : des structures de soins, et donc de suivis, existent toujours mais ce que critique M. Bellahsen est leur délaissement et leur remplacement progressifs] ! Le symptôme visible de cette maladie : la « plateformisation des soins », c’est-à-dire l’« uber-psychiatrie » (sic). L’invisible : l’augmentation de la contrainte sur les gens les plus malades, qui sont attachés et enfermés. C’est un scandale d’Etat !
Après la censure en décembre 2021 de l’article 41 du Projet de loi de financement de la sécurité sociale par le Conseil constitutionnel encadrant les mesures d’isolement et de contention et jusqu’à la promulgation du « PJL Passe vaccinal », ces pratiques restrictives sont illégales. Quelle est votre réaction ?
Une circulaire du Ministère de la santé adressée aux établissements conseille de se passer des mesures d’isolement et de contention pendant un mois au motif que ça les exposerait à des contentieux en cascade [NDLR : plus exactement, elle met en garde sur la potentielle constatation de l’illégalité de la prolongation au-delà de 48 heures pour l’isolement et de 24 heures pour la contention]. Moi, j’inviterais tous les psychiatrisés (sic) [NDLR : les usagers du soin psychiatrique] qui ont été attachés ou enfermés durant cette période à porter plainte contre l’établissement et donc contre l’Etat pour sa défaillance. J’espère que ces contentieux vont se multiplier pour instituer un vrai débat national là-dessus.
Selon vous, les mesures d’isolement et de contention auraient dû être au cœur des Assises de la santé mentale et de la psychiatrie. Pourquoi ?
Il y a trois choses à dire. D’abord que la contention financière [NDLR : le sous-investissement de l’Etat] répond à l’absence de discussions sur les contentions physique et chimique. Elle n’a pas non plus été l’objet de discussions lors de ces prétendues Assises. J’en veux pour preuve la réforme du financement qui s’applique depuis le 1er janvier 2022. Celle-ci met en place l’équivalent d’une tarification à l’activité (T2A) [NDLR : si le financement de la psychiatrie repose toujours majoritairement sur le territoire et la démographie (« dotation géo-populationnelle »), une « tarification de compartiments » a été instaurée, laquelle s’apparenterait à une sorte de « T2A » ; celle-ci se caractérisant par le financement des établissements de santé en fonction de la quantité d’actes réalisés], la même qui a détruit l’hôpital public.
Et la troisième chose ?
C’est la réforme de l’irresponsabilité pénale [NDLR : le projet de loi relatif à la responsabilité pénale et à la sécurité intérieure a été adopté par le Parlement le 16 décembre 2021]. C’est quand même une modification complète et paradigmatique dans le champ du droit. C’est-à-dire que maintenant on peut juger des citoyens qui n’ont plus leur raison [NDLR : le texte prévoit qu’une personne puisse désormais être considérée comme pénalement responsable si son discernement a été aboli temporairement à la suite d’une prise volontaire et proche de l’action de substances psychoactives dans le but de commettre un délit ou un crime]. Auparavant, il y avait des altérations et des abolitions de discernement. Là on revient sur un acquis de la Révolution française qui a fait échapper les fous à l’échafaud [NDLR : si l’irresponsabilité pénale est une notion qui existe depuis l’Antiquité, elle a été inscrite en France dans le Code pénal depuis 1810].
Quel bilan faites-vous des Assises ?
Ça a été une « blague-vitrine » (sic) : il ne fallait pas parler de l’arrière-boutique. Pendant ces Assises de pacotille (sic), on n’a pas parlé des pénuries qui ont cours dans les établissements ! C’est pour ça qu’il va y avoir des Assises citoyennes du soin psychique organisées en mars [NDLR : les 11 et 12 à la Bourse du travail de Paris] par le Printemps de la psychiatrie et d’autres collectifs.
Quelles sont ces pénuries ?
L’augmentation des mesures d’isolement et de contention se fonde sur trois pénuries. D’abord, il y a la pénurie psychique des soignants. Ils ne savent plus, ne peuvent plus accueillir la grande détresse humaine. Elle vient d’un manque de formation, c’est-à-dire un formatage de plus en plus grand aux techniques de court-terme de la psychiatrie moderne. Je l’appelle « cérébrologie » : on soigne plus les cerveaux que l’on traite les êtres humains. Il y a également une pénurie de personnes humaines qui rentrent en contact avec les personnes malades. Parce que les soins psychiatriques sont avant tout des soins humains. La troisième pénurie, enfin, concerne les finances et le matériel.

(Bellahsen, M. et Knaebel, R., La Découverte, 2020 ; source : Marius Matty)
Vous critiquez les Assises. Quels changements en matière de politiques publiques devrait-il y avoir ?
Les politiques actuelles sont destructrices et criminelles. Elles mettent en péril psychique des gens et la société dans son ensemble. Alors que reconstruire ? Il faut le faire à partir des liens interhumains. Il faut reconstruire la psychiatrie comme on reconstruirait une société qui accueille l’autre. Où les gens sont soignés le temps qu’il faut et suffisamment. Il faudrait réinstituer des logiques de soins qui s’articulent à une réinvention d’une société vraiment démocratique. En ce moment, l’Etat est contre les institutions, contre les collectifs. Zemmour, lui, veut recréer des lieux ségrégatifs. Il faut, en réalité, créer des lieux qui accueillent toutes les différences et soient fondées sur un postulat anti-validiste. Nous discuterons certainement de manière plus détaillée de ces propositions lors des Assises citoyennes du soin psychique.
Quelle devrait être la place des usagers dans ces réformes ?
Ce sont aux premiers concernés et à leurs familles de dire de quoi ils ont besoin pour se soigner. Je pense vraiment qu’il faut leur donner le pouvoir ; et il faut qu’ils le prennent de façon démocratique. La reconstruction de la psychiatrie va se faire avec les psychiatrisés. Grâce aux Questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) [NDLR : dispositif existant depuis 2008 permettant à tout citoyen partie à un procès de contester la constitutionnalité d’une loi déjà en vigueur], ce sont eux (le Cercle de réflexion et de proposition d’actions pour la psychiatrie (CRPA) et le Groupe information asiles (GIA)) qui ont cassé la loi de 1990 sur les hospitalisations sous contrainte. Ils ont cassé la loi de 2011 par rapport aux soins sans consentement. Récemment, en juin 2020, ils ont cassé le fait qu’il n’y avait pas de juge de liberté qui contrôlait les décisions d’isolement et de contention. Les batailles sur le champ du droit doivent s’articuler à des batailles sur le champ clinique, c’est-à-dire dans les lieux de soins, et aussi sur le champ politique.
Propos recueillis par Marius Matty
