En prison, la danse comme une libération

Une fois par semaine, Combat décrypte le sujet que VOUS avez choisi. Cette fois-ci, vous avez choisi celui sur la danse en prison.

Les bras qui s’envolent, les jambes qui se balancent, le corps presque en transe. Ce 23 juin 2019, sur la scène du Pavillon Noir, à Montpellier, un groupe de femmes donne une représentation publique d’un spectacle de danse sous la direction du célèbre chorégraphe Angelin Preljocaj. En apparence, les danseuses ne semblent pas particulièrement différentes des autres. Maquillées, concentrées, le regard brillant, la jupe frôlant le sol, elles se donnent entièrement au spectacle. Pourtant, contrairement aux autres artistes passés sur cette scène, celles-ci ne rentreront pas chez elles, le soir, lorsque le rideau sera retombé. Une fois le mascara effacé et la musique suspendue, il leur faudra reprendre la route… direction la prison des Baumettes.

Angelin Preljocaj, la danse derrière les barreaux

Angelin Preljocaj est un danseur et chorégraphe de renommée internationale. Né en 1957 en région parisienne, il prend d’abord des cours de danse classique avant de se tourner vers la danse contemporaine. Aujourd’hui habitué à travailler pour le New York City Ballet ou encore le Ballet de l’Opéra national de Paris, il décide en 2019 de travailler avec des détenues. C’est la première fois en France qu’un·e chorégraphe propose un tel projet. L’idée n’était pas seulement de faire danser les prisonnier·es derrière les barreaux, mais aussi que « ces détenues puissent se présenter au monde sous un autre jour » grâce à une représentation publique et un documentaire réalisé par Valérie Müller. Avec cinq femmes incarcérées au centre pénitentiaire Baumettes II à Marseille, ils créent Soul Kitchen, un spectacle de danse contemporain présenté au Pavillon noir du 23 au 25 juin 2019 dans le cadre du festival Montpellier Danse. Pour Angelin Preljocaj, l’objectif était de réactiver les sens chez ces femmes qui vivent la contrainte dans leurs corps, dans l’étroitesse des cellules de 9m2. Pendant quatre mois, Sophia, Sylvia, Annie, Malika, Litale, âgées de 19 à 62 ans, s’entraînent deux fois par semaine pendant 2h30. Annie n’a pas hésité une seconde avant se lancer dans ce projet : « Pour moi ça a été un accord immédiat, plein et entier, parce que j’avais toujours aimé la danse ! J’avais une seule petite réserve : j’avais un a priori par rapport à la danse contemporaine. J’avais le sentiment qu’il y avait quelque chose d’un peu trop intellectuel et que peut-être ça ne me serait pas accessible. Ça aide à se reconnecter à son corps (…) à une présence de son corps dans un espace. Ça aide à se reconnecter à un équilibre corporel, et grâce à cela, ça aide aussi à ouvrir sur un équilibre psychique. » Sylvia confirme, alors que « le milieu carcéral est un carcan pour le corps et l’esprit », la danse, elle « contrebalance complètement l’enfermement du corps et une forme de bannissement social en ouvrant vers d’autres horizons et en nous permettant d’exprimer et de partager nos émotions ». Litale quant-à-elle souligne l’importance d’être « enfin regardées comme des femmes », pas comme des détenues.

Des corps indociles derrière des verrous

« Le milieu carcéral est par définition et fonction le lieu de privation de la liberté des mouvements. Mettre à l’ombre, ne plus circuler à loisir, telle est l’une des « missions » de la peine. La danse contemporaine favorise, elle, l’expression singulière d’un corps libre de se mouvoir, de se faire la belle, de s’évader ! Comment cette rencontre paradoxale est-elle donc possible ? »

– Jenny, C., Schulmann, N., & Stehr, G. (2003). Le corps du danseur est par nature résilient.

L’idée est ambitieuse de par son paradoxe. La prison, cet endroit où les corps se fondent dans l’obscurité, s’anonymisent, s’invisibilisent, permettent tout à coup le retour de la sensualité. Les espaces sont clos, mais les membres cessent de se recroqueviller. Il y a le retour de l’harmonie, de l’identité, de l’intimité aussi. La sueur et les souffles mêlés jusque dans les antres froids. L’art le plus charnel s’invite jusque derrière les verrous, incitant les corps à se rapprocher, s’effleurer, se lancer, retrouver un ancrage, une force, une solidité.

Dans Surveiller et Punir, Michel Foucault présente l’enfermement carcéral comme un outil d’assujettissement des corps, destinés à être « dociles et utiles ». Danser en son sein permet de retrouver un certain goût pour la liberté de mouvement et l’expression. Alors que tout y est sans cesse surveillé, contrôlé, que les corps sont fouillés, salis, scannés, la danse est un moment de lâcher-prise où les détenus peuvent renouer, un instant, avec un corps libéré, un corps à soi, effleurer la joie.

Le premier atelier que propose Angelin Preljocaj aux Beaumettes, c’est que les détenues écrivent leur prénom avec leur corps sur un mur. Loin des matricules, le corps redevient un symbole d’identité, d’individualité. Il raconte : « La  prison, c’est une mise en veille des cinq sens. On a un axe de vision extrêmement réduit, on entend les bruits de la prison qui sont toujours les mêmes, pas toujours agréables. On est dans quelque chose de rébarbatif. Le toucher, c’est pareil. Ça implique un changement de comportement, dans la relation à l’autre. Les odeurs sont sans variété. Quant au goût, j’ai remarqué que des prisonniers cuisinaient dans leur cellule pour échapper à la nourriture de la prison. À travers cet acte de cuisiner, il y a une volonté de se réapproprier le goût. Avec cette idée, je me suis replongé dans les Nourritures Terrestres d’André Gide. Et je suis parti de là. »

Plus encore, la danse contemporaine, la plus utilisée auprès des détenus, se distingue des autres par ses mouvements libres, parfois improvisés, bien moins cadrés que les ballets par exemple. Bref, une danse éminemment politique.

Sylvia dans Soul Kitchen. Crédits : Jean-Claude Carbonne

L’art à la portée des détenus

La France est aujourd’hui connue pour être le seul pays à avoir institutionnalisé les projets artistiques dans les prisons… et ce dès le XIXè siècle ! À cette époque, le milieu carcéral voit surtout s’installer en ses murs un certain nombre de bibliothèques, rejointes dans les années 1930 par l’art physique comme le théâtre et la danse. Ce processus d’ouverture des prisons, enclenché par la réforme Amor à la Libération, s’accélère au milieu des années 1970, toujours essentiellement à travers la promotion de la lecture et l’augmentation du nombre de bibliothèques en détention. Dans les années 1980, avec l’introduction de téléviseurs en cellule, l’action culturelle prend réellement de l’ampleur, dans un souci de contrebalancer l’influence de la culture télévisuelle. C’est à ce moment-là que la pratique de la danse contemporaine en prison est également amorcée. Plus tard, en partenariat entre le ministère de la Justice et le ministère de la Culture et de la Communication, ces actions se sont développées avec des initiatives d’interventions extérieures au sein des prisons françaises.

Dès lors, la danse en milieu carcéral se développe. En 1989, Claire Jenny et Paule Groleau fondent la compagnie Point Virgule. Depuis, celle-ci propose régulièrement des ateliers de danse auprès des prisonnières, tant en France qu’au Québec, par exemple au sein de la Maison Tanguay, une prison provinciale pour femmes de Montréal. Audrey, de la prison de Fresnes, témoigne suite à un de ces ateliers : « Moi je vivais dans un truc assez négatif, c’était soit la vengeance, soit l’autodestruction. Voilà, des trucs comme ça. Et aujourd’hui, si j’ai réussi à avancer, à faire ce que j’aime, c’est lié à ça. Ça remue des choses, j’avais du mal avec mon corps, je m’exprimais avec des mots et puis ça m’a donné envie d’écrire. Ça m’a rendue à cette petite voix intérieure et à mes émotions […]. La danse, ça te relie aussi beaucoup avec tes émotions d’enfance. Parce que cette liberté de mouvement, tu l’as quand t’as pas justement le jugement sur toi, le jugement social, un corselet. Tu te laisses simplement aller. »

Un autre exemple : depuis 2008, la compagnie Les Alouettes Naïves intervient auprès des femmes incarcérées dans les Maisons d’arrêt d’Île de France, à Fresnes et Versailles ponctuellement, à Fleury-Mérogis de façon hebdomadaire. La compagnie propose surtout de la danse orientale.

De manière générale, l’art s’invite de plus en plus dans les prisons françaises. Celles-ci peuvent régulièrement organiser des rencontres avec des écrivains. Plusieurs artistes travaillent avec des prisonniers. En 2017, la photographe Bettina Rheims a installé son studio de photographie dans les prisons de Lyon, Poitiers, Roanne, Rennes et en a tiré de beaux et grands portraits des détenues qui acceptaient de s’exposer. En 2018, Olivier Py présentait au festival d’Avignon une Antigone de Sophocle, travaillée avec les prisonniers du centre pénitentiaire d’Avignon-Le Pontet.

Par Agathe de Beaudrap et Charlotte Meyer

Pour aller plus loin :

  • Documentaire : Valérie Müller, Danser sa peine, 2020
  • Frigon, S., & Jenny, C. (2009). Chairs incarcérées : Une exploration de la danse en prison. Montréal : Les éditions du Remue-ménage.

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