STEPHEN GRAHAM JONES : « tous ceux qui veulent être Indiens sont Indiens »

Vainqueur, entre autres, du Bram Stocker Award (qui récompense chaque année une oeuvre de dark fantasy ou d’horreur) pour son roman Un bon Indien est un Indien mort (The Only Good Indians), deuxième oeuvre de l’auteur parue en France, Stephen Graham Jones était présent à l’America Festival de Vincennes. L’occasion pour Combat d’évoquer avec l’écrivain originaire de la tribu des Pikunis (Blackfeet) les dessous de ce roman passionnant, qui fera trembler tous les amateurs d’horreur.

Comment vous est venue l’idée d’écrire ce livre ?

En 2007 je suis allé chasser dans ma réserve et j’y ai tué une femelle caribou, mais qui n’était pas enceinte comme dans le roman. Pour moi, la pire partie de la chasse se déroule lorsque l’on tue l’animal qui ne l’a pas demandé, donc à chaque fois que j’en tue un je lui promets de l’utiliser en entier, de ne pas l’avoir tué pour rien mais bien pour nourrir ma famille. Malheureusement, trois ou quatre mois après cette chasse, j’ai dû partir du Texas pour aller dans le Colorado, j’ai donc donné la viande qui me restait aux gens de ma rue, comme je ne pouvais pas l’emmener mais ne voulais pas la gâcher. Pendant près de 10 ans ensuite, je me suis senti coupable : et si quelqu’un avait jeté la viande ? Et si je n’avais pas tenu ma promesse ? C’est de là que vient l’histoire.

Cette anecdote vous rapproche du personnage de Lewis, pourquoi ne pas s’être concentré sur lui, plutôt que de décrire le point de vue de chacun des chasseurs ?

En tant qu’auteur, Lewis était le personnage le plus intéressant à faire durer. Il se sent coupable pour ce qui est arrivé 10 ans auparavant, ce qui me permet de vraiment creuser son histoire. C’est aussi le seul qui lit des livres, il lit de la fantasy, ce qui est une bonne chose – ou non- car il est capable d’imaginer et de comprendre ce qui lui arrive. Ricky ne sait rien, Cass non plus, et Gabe comprend seulement à la toute fin.

Quelles ont été vos inspirations, autres que votre propre histoire, pour écrire ce roman ?

En 2015 ou 2016, j’étais à Los Angeles, à un banquet avec beaucoup de monde, beaucoup de tables, beaucoup de nourritures. J’étais assis à la table d’un avocat du divertissement, et je n’avais jamais parlé avec un avocat de ce genre, plutôt avec des gens qui font du cinéma. Je lui ai demandé si je pouvais écrire un roman sur Vendredi 13 : je voulais amener Jason Voorhees dans une réserve, avec des Indiens. Il m’a expliqué que je pouvais m’en servir pour des fanfictions mais pas pour un roman que j’allais ensuite vendre. J’ai essayé de le convaincre que j’allais faire un super roman, rien n’y a fait. Je suis parti en me disant que j’allais le faire quand même, mais sans le masque de hockey, et la première chose que j’ai trouvé était une tête de caribou. Après j’ai imaginé une histoire pour arriver à une femme à tête de caribou, puis une histoire pour ses victimes.

Avez-vous choisi le caribou à cause de votre partie de chasse, ou à cause d’une signification particulière que l’animal a chez les Blackfeet ?

Bien sûr, l’une des raisons pour laquelle j’ai choisi le caribou est à cause de mon histoire personnelle, mais aussi parce qu’en Amérique du Nord, de tous les cerfs et rênes, le caribou est le plus difficile à chasser. Beaucoup de chasseurs veulent leurs bois, ce qui les rend très intelligents. Les cerfs ne s’enfuient pas vraiment s’ils sont poursuivis, alors que les caribous sont prêts à partir à l’autre bout du pays.

Concernant la femme à tête de caribou, à la première lecture on se demande si c’est juste une histoire de fantôme qui se venge. Mais dans vos remerciements, vous parlez de la violence à l’encontre des femmes indiennes. Est-ce que la femme à tête de caribou représente cette violence ?

Oui, c’est à peu près ça. Je ne veux pas dire que c’est exactement ça, parce qu’en tant qu’auteur mon interprétation n’est pas figée, mais c’est comme ça que je le lis. Elle représente presque toutes ces femmes qui sont tuées ou qui disparaissent. Si elles avaient le pouvoir de se venger, peut-être qu’elles feraient quelque chose comme ça.

D’ailleurs, celle qui arrête la violence est l’un des seuls personnages féminins, Denorah. Est-ce que seules les femmes sont capables de mettre fin à la violence qu’elles subissent ?

Je n’espère pas, je pense que tout le monde peut le faire, quiconque qui est assez motivé. Et ce ne sera pas une action individuelle mais celle d’un groupe qui pourra mettre fin à ces crimes, notamment celle des politiciens, des gouvernements. Aujourd’hui, les réserves indiennes qui existent aux Etats-Unis, encore trop peu nombreuses et trop petites, sont régies par une loi passée en 1885 qui stipule que les Indiens sont souverains sur ces terres, mais qu’ils ne peuvent pas juger les crimes majeurs, comme les viols ou les meurtres. Les réserves sont donc devenues des sortes de terrains de jeux pour ceux qui veulent commettre des crimes et s’en sortir. Nous ne pouvons pas les arrêter ou les juger, et le FBI ne le fait pas non plus car ils ne savent pas comment enquêter sur ces terres. Dans mon roman, je peux écrire que Denorah seule met un terme à la violence. Dans la réalité, ce n’est pas le cas. Dans mon roman, Denorah peut mettre fin à la violence contrairement aux quatre chasseurs parce que la femme à tête de caribou est dans son droit de punir ces hommes. Elle incarne la rage accumulée et la douleur emmagasinées pendant dix ans contre les chasseurs. Mais à l’encontre de Denorah, elle n’a pas de raison d’être enragée. Dans les slashers, l’envie de meurtre est aveugle. Dans cette intrigue, Denorah n’adopte pas la logique des slashers, et conserve au contraire sa propre identité. C’est quelque chose que je voulais vraiment aborder en m’amusant avec le genre du slasher : les final girls de ces films gagnent mais perdent un peu de leur identité en survivant car elles doivent penser comme le tueur. Ici Denorah a une victoire plus pure, elle reste elle-même.

Stephen Graham Jones (crédits : Mathilde Trocellier)

Vous parlez des slashers, on dirait en effet que le roman est écrit comme un film.

Quand j’écris, j’ai comme un écran dans ma tête, et j’écris ce que je vois. C’est vrai qu’il y a une dynamique cinématographique, mais si ce roman doit être adapté, ce sera difficile de ne pas faire de la femme à tête de caribou un personnage avec un costume grotesque. Aussi, je vois beaucoup de gens en faire des dessins ou des tatouages, toujours avec des cornes, mais elle n’a pas de cornes (rires).

Ce roman doit-il rester un slasher ? Ou devenir plus politique ?

Je veux qu’il reste un slasher bien sûr, mais c’est vrai que j’aimerai qu’il change un peu la manière de penser des gens. Qu’il aide à repenser la frontière entre la justice et la vengeance, car on les mélange souvent et ça m’inquiète. Par exemple, avec ces quatre gars : quand ils étaient jeunes et idiots ils ont fait une bêtise, maintenant ils sont différents. Mais est-ce que leur crime existe toujours ? C’est à ça que sert l’esprit du caribou, à leur rappeler que leur crime n’a pas été oublié, qu’ils ont toujours fait ce qu’ils ont fait. Ils ne peuvent pas le défaire. Il y a peut-être un moyen de faire amende, mais on ne leur laisse pas le choix.

Quelle a été la réception du roman dans les réserves et communautés indiennes à sa sortie, en 2020 ?

Tout le monde a aimé, mais ce qui m’a le plus touché c’est que les lycéens de la réserve des Blackfeet l’ont lu. C’est à eux que j’aime le plus destiner mes livres : les jeunes.

Votre roman parle de la violence des femmes amérindiennes, est lu par des adolescents de votre réserve… Quand est-ce que l’écriture devient politique ?

Parce que je suis un Blackfeet, et que mon peuple aurait dû être exterminé à la fin du 19e siècle, n’importe quelle forme que prend mon art est politique et réaffirme mon identité en Amérique.

Du côté de vos personnages masculins, héros du roman, ils évoquent souvent dans votre texte les clichés et les statistiques qui entourent les Amérindiens. Vous êtes vous-même un Blackfeet, quel conseil donneriez-vous aux gens qui veulent écrire sur les Indiens sans tomber dans les clichés ?

Ça peut être un peu hasardeux. Quand j’écris, j’essaye toujours d’écrire ce qui me semble réel et pas ce qui alimente les clichés ou les stéréotypes. Ce que je recherche, c’est l’humour : plus on est à l’aise avec quelque chose, plus on peut en rire. A chaque fois que je vois des gens parler de la culture indienne, leur ton est toujours triste, mais cela ne nous représente pas, nous sommes amusants et nous rigolons tout le temps.

Dans le roman, la tradition et la sacralité sont plusieurs fois mentionnées et représentées. Est-ce que c’est important pour vous ? Et est-ce que l’écriture est pour vous une manière de transmettre ces traditions ?

Oui en un sens, mais j’essaye de montrer qu’il n’est pas nécessaire de reproduire les cérémonies et les rituels comme ils étaient réalisés il y a des milliers d’années. S’ils n’évoluent pas avec le temps, ils vont simplement disparaitre. Dans le roman, Cass s’interroge sur le rituel de la sudation, se demande si ses ancêtres seront déçus de le voir utiliser les mauvais outils. Pour moi ça ne sert à rien de penser comme ça, les anciens utilisaient d’autres outils parce que c’est ce qu’ils avaient. Ce qui compte, ce n’est pas comment on le fait, mais les intentions qu’on met derrière chaque rituel.

A la fin, on a l’impression que vous écrivez sur le passé et le présent des Indiens, à propos de leur futur, que les jeunes générations doivent réinventer les manières de vivre en y intégrant la tradition.

Je pense que la tradition est importante, et faire vivre la culture aussi, mais je serais très gêné si je devais dire aux gens qu’ils ne sont pas indiens s’ils ne suivent pas les traditions. Il y a énormément d’Indiens, de Blackfeet, qui ont été adoptés et ne connaissent rien de leur culture, ne la pratique pas, et ça me gênerait beaucoup de remettre en cause leur identité.

Quand débute l’identité indienne alors ?

C’est la grande question que l’Amérique veut absolument qu’on se pose, car elle nous divise et nous tire vers le bas. Pour moi, tous ceux qui veulent être Indiens sont Indiens, c’est beaucoup plus facile comme ça.

Stephen Graham Jones (crédits : Mathilde Trocellier)

On dit parfois que la littérature indienne est limitée à la tradition orale.

Oui, pendant des années nous n’avions pas d’outils pour écrire, donc on transmettait les histoires par la voix. Et c’est vrai qu’on pourrait continuer ça, mais nous avons les outils pour écrire maintenant, et la tradition orale est super pour les feux de camps, mais aujourd’hui les feux de camps sont devenus nos salons, et les romans y sont plus adaptés.

En ce qui concerne votre carrière, elle est jonchée de romans d’horreur et vous avez d’ailleurs été récompensé plusieurs fois des prix Bram Stocker. Pourquoi écrire de l’horreur ?

Je suis la première personne que je dois divertir, et ce qui est gore et morbide m’amuse. Ce qui est fantastique m’amuse aussi. Je ne dis pas que le réalisme n’est pas amusant, certaines histoires sont divertissantes, mais si je lis deux romans dont l’un parle d’un gars qui va au travail et l’autre d’un robot et d’un loup-garou qui se battent, au moins dans celui-là j’aurai vu un robot et un loup se battre. C’est ce qui me rend le plus heureux.

Que pensez-vous de l’évolution de votre roman dans le monde ?

Je suis très excité qu’il soit publié dans énormément d’autres pays. J’espère que ça contribuera à une meilleure compréhension de ce qu’être indien veut dire. J’ai l’impression qu’on limite trop souvent l’identité indienne à un acteur sans nom d’un film de John Wayne. Avec ce roman, les lecteurs peuvent voir que nous avons une culture différente, que nous venons d’ailleurs, mais que nous avons les mêmes rêves et espoirs que les autres.

Auriez-vous des romans à conseiller aux lecteurs de Combat ?

Oui, je recommande Love medicine de Louise Erdrich, ainsi que les trois autres livres que l’écrivaine a écrit. Puis la saga La Piste des éclairs de Rebecca Roanhorse ainsi que L’hiver dans le sang de James Welch.

propos recueillis par Mathilde Trocellier

Quatre amis d’enfance ayant grandi dans une réserve du Montana sont hantés par les visions d’un fantôme, celui d’un caribou femelle dont ils ont massacré le troupeau lors d’une partie de chasse illégale dix ans auparavant. Tour à tour, ils vont être victimes d’hallucinations et de pulsions meurtrières, jusqu’à ce que l’enité vengeresse s’en prenne à la fille de l’un des chasseurs. Ce roman d’horreur psychologique est aussi une histoire d’amitié entre des marginaux torturés par la culpabilité, un drame familial, et un portrait poignant de la jeunesse amérindienne.

Stephen Graham Jones. Un bon Indien est un Indien mort. Rivage/Noir. 2022. 351p. 23€.

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