Passées au travers de la crise sanitaire, le nombre de sociétés coopératives n’a de cesse de croître au moins depuis les années 2000, tout en constituant cependant une forme de « l’économie dominée de l’économie dominante ».
Cette article est paru dans le n°7 sur les oubli(é)s de la présidentielle en avril 2022.
Ils devaient se retrouver en 2020. Ils ont finalement attendu deux ans de plus, qu’une franche accalmie de l’épidémie survienne. A Rennes, la Confédération générale des sociétés coopératives (CG SCOP)[1] a tenu son 37e congrès national du 16 au 18 mars. Selon les organisateurs, près de 1600 personnes étaient réunies. Au programme : bilan d’activité de la mandature, votes sur un texte d’orientation et sur l’évolution des statuts, mais également des ateliers et des conférences. Avec des personnalités au rendez-vous telles que Nathalie Appéré, maire de Rennes (PS), Benoît Hamon, ancien ministre de l’Economie sociale et solidaire, Olivia Grégoire, actuelle titulaire du poste (LREM), – à distance –, le philosophe André Comte-Sponville et Philippe Dessertine, économiste.
« C’était intéressant de rencontrer d’autres sociétés coopératives, même si on ne travaille pas dans les mêmes secteurs », témoigne une coopératrice des « Tilleuls », une Société coopérative et participative (Scop) du numérique qu’elle est venue représenter avec d’autres collègues. Elle sourit : « J’y ai pris du bon temps. » Dans ce moment propice à la cohésion, voilà sans aucun doute un sentiment partagé.
Fortes mais faibles
Ces entreprises de l’économie sociale et solidaire ont de quoi s’enorgueillir : globalement, si elles ont connu, comme les autres, la crise sanitaire, il en va différemment pour la crise économique. En effet, le solde net des emplois a été positif en 2020 et en 2021, et de surcroît il est resté stable – environ 4000.[2] La raison ? « Les aides exceptionnelles de l’Etat, notamment le chômage partiel et le Prêt garanti par l’Etat (PGE) », selon Fatima Bellaredj, déléguée générale de la CG SCOP. Il faut aussi certainement prendre en compte la résilience des Scop dont le taux de pérennité à 5 ans est de 73%, contre 61% pour les entreprises classiques.
Toutefois, il faut raison garder. Dans la galaxie de l’économie, elles ne sont qu’une planète naine. En 2020, d’après l’Insee, la France comptait environ 25 millions d’emplois salariés. Les sociétés coopératives comptabilisaient en 2021 près de 71 000 salariés, soit 0,3% du nombre total de salariés. Pour le chiffre d’affaires, l’ordre de grandeur est sensiblement le même. « Les Scop font partie de l’économie dominée de l’économie dominante », souligne Anne-Catherine Wagner, professeure de sociologie qui vient de publier Coopérer. Les Scop et la fabrique de l’intérêt collectif (CNRS Editions) le 3 février dernier. « Elles font partie de l’économie dominante, parce que ce sont des sociétés commerciales, qui sont inscrites dans le marché. Et elles font partie de l’économie dominée au sens où ce ne sont pas des grosses entreprises avec des chiffres d’affaires faramineux. » Un raisonnement qui peut être extrapolé à l’ensemble des sociétés coopératives, et non pas seulement aux Scop.

Au-delà du privé et du public, la propriété coopérative
Les sociétés coopératives ont cela de particulier qu’elles repensent la question de la propriété des moyens de production. Ces entreprises sont généralement détenues ni par l’Etat – nationalisation – ni par des actionnaires – privatisation – mais par celles et ceux qui y travaillent. Un changement de paradigme qui s’inscrit dans le même mouvement que celui de l’ouvrage de la célèbre économiste Elinor Ostrom sur les « biens communs » paru en 1990. « Les Scop [NDLR : mais aussi les autres sociétés coopératives] proposent un autre modèle à la fois économique et symbolique que celui de l’économie dominante », affirme Mme Wagner. « Elles permettent de repenser, en fonction des salariés, la propriété, les relations humaines et les lieux de décision. »
A la différence des propriétés privée et publique, la propriété coopérative pose la question de la démocratie d’entreprise. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que cela ne date pas d’hier. Du côté des socialismes et des communismes, on a pesé, retourné, sous-pesé le sujet. Et l’Alliance coopérative internationale (ACI), qui représente aujourd’hui 1 milliard de membres de coopératives[3], a été fondée en… 1895 ! Elle avait d’ailleurs établi 7 principes qui ont traversé les âges : adhésion volontaire et ouverte ; contrôle démocratique exercé par les membres ; participation économique des membres ; autonomie et indépendance ; éducation, formation et information ; coopération entre les coopératives ; et engagement envers la collectivité.
« Modèles de citoyenneté économique » ?
A l’occasion de l’élection présidentielle, la CG SCOP se démène pour que les projecteurs soient dirigés sur les sociétés coopératives. Pour preuve : un plaidoyer intitulé « Scop & Scic : modèles de citoyenneté économique »publié dans les derniers jours du mois de février. L’idée est de donner à voir un « autre modèle de société ». « Elles apportent des réponses aux grandes transitions économiques, sociales et sociétales dont la France doit se saisir pour renouer avec un développement équilibré, responsable et résilient », peut-on y lire. Trois arguments à l’appui : « créatrices d’emplois durables », « aux mains des salariés » et « engagées dans la transition écologique ».
Du côté du Secrétariat d’Etat à l’Economie sociale, solidaire et responsable, on apprécie également la figure du « citoyen ». Olivia Grégoire a publié l’année passée un ouvrage intitulé Et après ? Pour un capitalisme citoyen (Cherche Midi), préfacé par un certain Emmanuel Macron.[4] Elle y appelle de ses vœux la transition de la « société de consommation » vers la « société de responsabilisation ». Adviendrait alors un monde où le capitalisme aurait mûri sous l’action du consommateur, où il se serait adapté aux contraintes sociales et écologiques, bref, où il serait devenu « citoyen ». Dans l’esprit de celle qui fut élue députée pour la première fois en 2017, il semblerait que l’économie coopérative n’ait pas la part belle. Le lecteur avisé ne s’en étonnera probablement pas : Mme Grégoire s’y revendique à plusieurs reprises « libérale », donc en faveur de la propriété privée.
Obstacles et difficultés
La déléguée générale de la CG SCOP « regrette que les sociétés coopératives n’aient pas une place beaucoup plus importante dans l’ensemble des programmes des candidats » à la magistrature suprême. Au demeurant, le mouvement a bâti ses propres propositions : « encourager la solution des ‘’salariés’’ pour la reprise d’entreprises » ; « la solution coopérative en réponse aux enjeux sociétaux et environnementaux » ; « développer le travail autonome avec l’alternative sécurisée des CAE » ; et « doper l’entrepreneuriat d’intérêt collectif avec les Scic ». L’économie coopérative, et plus largement l’économie sociale et solidaire, reste marginalisée sinon inexistante dans les programmes des candidats à la magistrature suprême.
Pour paraphraser l’ex-Premier ministre Lionel Jospin (PS), on serait néanmoins tenté de dire que les sociétés coopératives ne peuvent pas tout. Par exemple, pour résoudre la crise écologique. Si l’on se réfère à la littérature sur la « planification écologique » – l’orientation de la production économique par l’Etat en fonction de contraintes écologiques –, force est de constater que les sociétés coopératives ne remettent pas en cause l’économie de marché, pour partie responsable des dégâts environnementaux. Et que c’est alors la régulation étatique qui s’impose.
Se pose aussi pour certains, de manière plus directe, la question de la fin du capitalisme. D’aucuns avancent à ce sujet que la reprise en main de la production par les travailleurs n’est pas suffisante. A l’image de Jean-François Draperi, sociologue spécialiste de l’économie sociale et solidaire, qui considère que « le dépassement du capitalisme suppose […] de ne pas limiter le raisonnement à la seule transformation des rapports de production. Tout producteur est également un consommateur : le sort de l’un dépend du sort de l’autre ».[5]
Par Marius Matty
Pour aller plus loin :

Elinor Ostrom, La Gouvernance des biens communs : Pour une nouvelle approche des ressources naturelles, Paris, De Boeck Supérieur, 1990, ed.2010, 301 pages

Anne-Catherine Wagner, Coopérer. Les Scop et la fabrique de l’intérêt collectif, Paris, CNRS Editions, 2022, 328 pages
[1] Réseau des sociétés coopératives, lesquelles comprennent les Sociétés coopératives et participatives (Scop), les Sociétés coopératives d’intérêt collectif (Scic) et les Coopératives d’activité et d’emploi (CAE). Dites « de production », elles sont notamment à distinguer des coopératives « de consommation » ou « agricoles ». Si elles comportent évidemment des caractéristiques qui leur sont propres, elles ont pour trait commun la prise des décisions stratégiques selon le principe « une personne est égale à une voix ».
[2] Quant à l’économie française, elle a été confrontée à des destructions d’emplois (315 000) la première année de la crise sanitaire. Mais elle a été marquée par une augmentation (650 000) l’année suivante.
[3] Au sens large.
[4] Elle avait prévu de répondre à nos questions sur l’économie coopérative, mais son équipe a finalement décliné. Motif invoqué : le bouleversement de l’agenda par l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Nous nous sommes donc reportés sur son dernier livre.
[5] Isabelle Chambost, Olivier Cleach, Simon Le Roulley, Frédéric Moatty, Guillaume Tiffon (dir.), L’autogestion à l’épreuve du travail. Quelle émancipation ? Presses universitaires du Septentrion, 27 février 2020.