En salles aujourd’hui, Mauvaises Filles est le premier long d’Emérance Dubas. Documentaire sobre mais puissant sur l’enfance des jeunes filles pensionnaires des établissements du Bon Pasteur en France, ce film présente le parcours de femmes dont le corps et la place ont été contrôlés dès l’enfance. Interrogée, la réalisatrice est revenue sur la genèse de ce projet et sur ses intentions.
On peut lire dans votre biographie que c’est votre premier film, pour autant ce n’est pas votre première fois derrière une caméra ?
C’est mon premier long métrage à sortir en salles, mais j’ai en effet déjà réalisé des portraits d’artistes à destination des musées puisque j’ai une formation en histoire de l’art. Mais c’est un film qui m’a totalement détournée de ce que je faisais précédemment.
Quelle est la genèse de ce documentaire ?
Le projet est né de ma rencontre avec l’historienne Véronique Blanchard, qui a consacré sa thèse de doctorat sur l’histoire des Magdalene Sisters françaises. Elle a beaucoup publié sur ce sujet, notamment Mauvaises Filles chez Textuel et sa thèse Vagabondes, voleuses, vicieuses : Adolescentes sous contrôle. Le projet du film est né grâce à cette rencontre. J’avais vu The Magdalene Sisters de Peter Mullan qui était sorti en France en 2003, mais j’ignorais totalement que des femmes de la génération de ma mère avaient connu le même sort en France. Quand Véronique Blanchard m’a parlé de sa thèse, je me suis dit que c’était un sujet de film que j’ai commencé à rédiger en 2015. Ça a été un très long chemin et je ne pensais pas que ça le serait autant pour arriver jusqu’à aujourd’hui.
Vous avez filmé une maison de correction, retrouvé et contacté plusieurs femmes… Quel a été votre travail d’enquête ?
Je ne parlerai pas d’enquête, car ce n’est pas un travail journalistique, pédagogique ou didactique, mais j’ai quand même fait des recherches. Le long métrage dresse les portraits croisés de quatre femmes qui ne se connaissent pas et pourtant partagent une histoire commune : celle d’avoir été placées en maison de correction. La doyenne du film a été placée en 1933, et la benjamine en est sortie en 1974. Ces femmes, je les ai rencontrées de façon différente. Michèle par exemple, je l’ai rencontrée via Véronique Blanchard qui dirige un centre d’exposition « Enfants en justice » (à la Ferme de Champagne de Savigny-sur-Orge) que Michèle et son mari avaient visité il y a quelques années. Quand je l’ai contactée la première fois, elle avait déjà écrit le texte qu’on voit tout au long du documentaire et qui passe de main en main et de bouche en bouche, poussée par sa fille pour ses petites filles. Toutes les femmes de sa famille connaissaient son histoire mais toutes n’avaient pas lu son texte. Quand je l’ai appelée, elle m’a demandée de le lire avant notre rencontre, ce que j’ai fait. Je revois les feuilles défiler sur mon imprimante, c’était un texte de onze pages. J’ai été bouleversée en le lisant. J’ai ensuite appelé Michèle et c’est comme ça qu’on s’est rencontrées.

Pour ce qui est de la femme qu’on entend seulement…
Édith, celle qu’on ne voit pas, c’est une autre histoire. J’avais vraiment le souhait d’incarner le récit des femmes par un lieu, et que le spectateur fasse l’expérience concrète de l’enfermement des filles. Car leur rééducation passait vraiment par la contrainte de leur corps et de leur sexualité, ce qui est très spécifique aux filles. Les garçons partaient en internat, c’était très rude, mais le contrôle de la sexualité et du corps était typique des filles. On m’a toujours refusé l’autorisation de tourner dans la maison mère du Bon Pasteur, qui est à Angers, malgré mes demandes tout au long du projet. Au Puy-en-Velay où se rendent Michèle et sa petite fille Soann, hormis la chapelle du début du film restée intact, le reste a été vendu à la DASS puis à l’Aide Sociale à l’Enfance. Il avait donc pour moi peu d’intérêt d’un point de vue cinématographique.
J’ai un jour entendu parler du Bon Pasteur de Bourges, lieu labyrinthique en plein cœur de la ville, fermé en 1990 et resté à l’abandon pendant une trentaine d’année, qui a été racheté par la mairie pour être rasé au profit d’un projet immobilier. J’y suis arrivée au bon moment, car impossible d’y rentrer autrement. J’ai été frappée par sa puissance. J’avais le sentiment de croiser des âmes perdues au bout des couloirs. C’est un vrai labyrinthe, avec un double système de circulation. C’était dangereux, ça menaçait de s’écroulait, c’était un vrai périple. Ce lieu raconte très bien l’institution, c’est un lieu archétypal de tous les lieux d’enfermement : il est séparé de la ville et divisé à l’intérieur.
Les filles ne communiquaient pas entre elles, n’établissaient pas de liens d’amitié. Je savais que j’avais trouvé le bon lieu mais il était illisible pour moi. Il me fallait une autre enquête pour qu’une femme me raconte ce lieu. Et de fil en aiguille, je prends contact auprès d’Édith, qu’on entend durant le film. Elle a une voix cristalline, presque enfantine, et est très âgée : elle a 95 ans, et n’était plus en mesure de se déplacer. Je lui ai demandé de me raconter le chemin qu’elle empruntait enfant depuis la porte d’entrée du Bon Pasteur jusqu’à son lit. Je suis ensuite retournée au Bon Pasteur avec une caméra pour lui ramener des images. J’ai été guidée par Édith, et j’ai essayé de trouver mon chemin avec sa voix.
Au milieu du documentaire, on voit des images en noir et blanc qui représentent des filles dans le Bon Pasteur. Est-ce que ce sont des images d’archives ?
C’est la seule archive filmique que je connaisse qui a été tournée à l’intérieur d’un Bon Pasteur, aux Dames Blanches de Nantes en 1952. La place de cette archive dans le film a été un long processus de réflexion, car je voulais que les archives soient intégrées aux parcours des femmes, manipulées par elles, pas qu’elle ait un rôle représentatif. Ce qui m’intéressait dans la séquence choisie parmi la quarantaine de minutes du document d’origine c’était qu’on comprenne que c’est un film de propagande. On entend au début le médecin qui soignait les filles qui les stigmatise. Je voulais qu’il y ait une sorte de silence, de bruit qui accompagne le déroulement du film, et qu’on voit que les filles travaillent. Cette séquence incarne l’exploitation des filles par le travail. Édith parle d’ailleurs du fait qu’elle aurait aimé étudier, mais qu’il fallait faire les travaux de couture des gens de la ville.

Vous avez uniquement rencontré les femmes montrées ou entendues à l’écran ?
Le cinéma documentaire est un temps long. J’ai fait de longs repérages, et j’ai établi des relations très longues. Quand on se rencontre, on sait très vite si on va travailler ensemble ou pas. Avec ces femmes, on a travaillé main dans la main. Une seule personne m’a appelée la veille du tournage de nos essais caméra et de notre rencontre en 2017. Elle avait un parcours très édifiant, et m’a appelée pour tout annuler, car elle n’arrivait pas à parler. Je lui ai dit que la porte était toujours ouverte, mais elle ne m’a jamais recontactée. Pour beaucoup de femmes, c’est très difficile. Les femmes du film parlent pour celles qui ne peuvent pas parler, qui savent qu’elles ont été victimes d’un système disciplinaire mais qui ont aussi intégré la honte.
Le mot traumatisme n’apparait jamais dans le film, alors qu’on sent qu’il est latent. Etait-ce un choix ?
Bonne question, et si je repense à mes rushs, le mot n’a jamais été évoqué. Ces femmes vivent ce qu’elles racontent à la caméra, elles ne commentent pas. En parlant de traumatisme, c’est vous qui commentez. C’est de ça que parle le documentaire, mais elles n’ont jamais prononcé ce mot.

Comment filmer des témoignages aussi sensibles ?
Encore une fois, c’est un travail de repérage de longue haleine. Et ça a été d’autant plus long avec le confinement en mars 2020. Pendant cette période, je suis restée en lien avec ces femmes. Elles sont âgées, donc j’avais le devoir de faire attention. Le tournage a commencé en juillet 2019 et s’est fini après le confinement. Dès son commencement, je connaissais leur histoire, mais la caméra a fait un travail de catharsis, et tout d’un coup les choses ont été dites comme jamais elles n’avaient été dites auparavant, comme jamais elles ne me les avaient dites. Il y a une forme de puissance dans l’instant, qui est liée à la caméra. J’ai pris beaucoup de temps pendant les repérages car je voulais arriver à cette qualité et à cette profondeur de la parole, pour montrer en quoi l’intime est politique. L’histoire des femmes et souvent peu racontée, et surement pas celles-ci, je les appelé les « Invisibles de l’histoire ». Car s’il faut dire les choses, il faut aussi pouvoir les entendre.
Vous dites que l’intime est politique, donc ce film est politique ?
A votre avis ? (rires). Il est extrêmement politique. Le but était de montrer en quoi l’intime est politique, car elles parlent de leur expérience, de celles de leurs camarades. C’est vrai qu’à la fin, Éveline a un discours politique, puisqu’elle dit que l’État a placé les filles et que les religieuses faisaient le sale boulot, mais tout au long du film c’est leur récit. Elles ne se connaissent pas, mais par l’art du montage elles se croisent. Et quand je leur ai montré le film à chacune avant une projection publique, elles m’ont toutes dit mot pour mot que si elles n’ont pas le même âge, qu’elles n’étaient pas au même endroit, pourtant elles racontent la même chose. C’est comme si elles se rappelaient que cette violence était systémique.
Aujourd’hui, bien après le tournage du documentaire, est-ce que quelque chose a été mené pour que l’État prenne conscience de sa responsabilité dans le vécu de ces femmes ?
Votre question arrive à point nommé : Éveline et Marie-Christine ont monté une association sur le modèle des Magdalene Sisters. Pour rappel, l’État irlandais a demandé pardon aux filles il y a un an et demi, ce qui est historique. Elles ont monté une association pour obtenir une réhabilitation sociale et une reconnaissance du travail forcé des maltraitantes, en prenant assistance auprès de Franc Berton et de son cabinet. Aujourd’hui, il y a prescription, mais l’enjeu est de monter une commission d’enquête parlementaire sur les brimades et la maltraitance qu’elles ont subi.
Pendant toute la durée du film vous portez la parole de ces femmes… N’avez-vous pas voulu interroger des membres du Bon Pasteur ?
Je voulais filmer à Angers, mais comme je le disais je n’ai pas pu filmer à l’intérieur du bâtiment. Par contre j’ai pu le faire à l’extérieur : il y a cette scène fondamentale dans le film, où elles sont à l’extérieur. Elles étaient des femmes qui ne pouvaient pas sortir, et qui maintenant ne peuvent pas rentrer.
Avez-vous cherché à contacter des religieuses, pour avoir leur vision ?
Je n’ai pas cherché à interroger des sœurs. Ce n’était pas le projet. Je voulais créer un écrin pour ces femmes, qui s’exprimaient pour la première fois sur grand écran. Je n’ai pas non plus cherché à interroger les sœurs car ce film travaille sur les marges, et ce qui m’intéressait, c’est ce que les marges racontent de l’exercice du pouvoir, et in fine quelle est la place des femmes dans la société. L’État a placé les filles dans des congrégations religieuses, mais c’est tout le système que je voulais montrer, jusqu’à la société civile. Car les mauvais traitements du Bon Pasteur étaient connus. Pour un rappel historique, le Bon Pasteur est une congrégation émanant du Refuge qui représentait 350 maisons partout dans le monde. Au 19ème siècle, sa mission était d’accueillir les filles perdues, les mauvaises filles. Il existait des bagnes pour enfants à Belle-Île, notamment pour garçons mais avec l’ordonnance du 2 février 1945 du Général De Gaulle, on a détaché l’éducation surveillée de ces établissements pour privilégier l’éducation au détriment de la peine. C’était une avancée, mais qui a eu une application différente pour les filles et les garçons. Les garçons étaient dans des internat laïcs, et les filles dans des établissements religieux pour des raisons de mœurs. Et ce alors que la séparation de l’Église et de l’État est effective depuis 1905.
Cela transformait les établissements du Bon Pasteur en prison ?
Pas en prisons, mais en un système disciplinaire. Des internats de rééducation exactement.
Quelle réception espérez vous pour ce documentaire ? Pensez-vous que plus de femmes vont parler ?
C’est difficile de parler de la réception du film. En ce moment je suis en train de le lâcher, bientôt il ne m’appartiendra plus. J’ai déjà participé à plusieurs festivals et avant-premières, et je constate que les débats durent très longtemps, de 40 minutes à 1h30. Il y a donc un besoin d’échanger. Et parfois, les personnes se parlent entre elles, je n’ai plus besoin d’être là. Aussi, je constate qu’il y a des récits : les femmes me disent qu’elles n’ont pas été dans le Bon Pasteur mais que les sujets sur la sexualité étaient très présents même dans des établissements catholiques. Les femmes se reconnaissent, même si elles n’ont pas vécu ce qui est raconté.

Est-ce possible que la réception ne soit pas similaire du côté des hommes ?
Peut-être. En même temps, j’étais hier à La Baule. Il y avait un seul homme et il a parlé magnifiquement. Beaucoup d’hommes soutiennent leur femme ou la personne qu’ils accompagnent, et sont scandalisés.
Avec un sujet comme le vôtre, on peut se demander si le mouvement #MeToo a influencé votre travail.
Dans la fabrication du film j’ai vu l’avant et l’après #MeToo. Avant, personne ne voulait en entendre parler, on pensait que les femmes mentaient. Après #MeToo les gens ont commencé à s’y intéresser et j’ai pu trouver des financements. Je voulais une super caméra, avoir une équipe intégralement féminine, pour arriver à une telle profondeur de témoignages. J’ai vu le chemin qu’il m’a fallu pour monter le film. Aujourd’hui, il rencontre son époque dans les salles, c’est dans l’ère du temps.
Alors que Mauvaises Filles sort aujourd’hui en salles, avez vous déjà un nouveau projet en tête ?
Oui, j’ai un autre projet en tête, mais je suis pour l’instant dans le plaisir de partager ce film, avec tous les regards qui se posent dessus. Avoir un projet c’est bien mais il faut avoir la capacité de le mettre en œuvre, ce que je n’ai pas encore pour l’instant.
Propos recueillis par Mathilde Trocellier / Crédits photos : Carole Bellaïche
Mauvaises Filles, réalisé par Émérence Dubas, distribué par Arizona Distribution. Sortie le 23 novembre 2022.
Synopsis : Insoumises, rebelles, incomprises ou simplement mal-aimées. Comme tant d’autres femmes, Édith, Michèle, Éveline et Fabienne ont été placées en maison de correction à l’adolescence.
Aujourd’hui, portée par une incroyable force de vie, chacune raconte son histoire et révèle le sort bouleversant réservé à ces « mauvaises filles » jusqu’à la fin des années 1970 en France.

