Il y a un an, le premier roman de l’auteure française faisait son entrée dans les librairies. Couronné par de nombreux prix, A crier dans les ruines renaît en poche le 17 septembre. Rencontre.
« L’homme a trois chemins devant lui : la technologie, l’amour et la nature. Les négligences de la première ont brisé ma patrie, le second m’a oublié, il ne me restait plus que la troisième voie. La nature et sa forêt de bras. »
1986. A Pripiat, près de Tchernobyl, Léna et Ivan sont inséparables depuis l’enfance. Alors qu’éclot l’amour des deux adolescents, une catastrophe nucléaire va brutalement les séparer. La centrale explose. Le père de Léna est un technicien de la centrale. Comprenant immédiatement l’ampleur de la catastrophe, il emmène sa famille vivre en France. Ivan est celui qui reste. Alors que la jeune fille essaie de se reconstruire en Normandie, il lui écrit des lettres d’amour, terribles et bouleversantes, sans pouvoir les envoyer. Léna devient une déracinée. Très vite, elle se réfugie dans les livres, dans la culture chantée par une nouvelle langue qui écrase la sienne, dans d’autres bras aussi. Les années s’écoulent sans saveur. Des études, des rencontres, des amours sans qu’elle ne puisse entendre son cœur vibrer. La partie vivante de son corps est encore là-bas, à Pripiat, près d’un arbre où deux initiales sont profondément gravées. On entend presque Aragon chanter tout contre elle son poème éponyme : « Certains noms sont chargés d’un tonnerre lointain. (…) écoute ces pays immenses où le vent pleure sur ce que nous avons aimé. » Vingt ans plus tard, elle fait le chemin inverse. La voilà de retour en Ukraine, là où tout avait commencé et brutalement fini.
Le premier roman d’Alexandra Koszelyk se lit d’un souffle. Son écriture semble avoir été créé pour ressusciter l’harmonie et l’élégance des histoires anciennes, des légendes pleines de poésie qui tiennent éveillé jusqu’au bout de la nuit. Chaque phrase est ciselée à la perfection. L’auteure a su redonner vie aux mots banalisés par notre quotidien et justifie la beauté de leur existence. Elle signe un texte intemporel à lire à voix haute pendant encore très longtemps.
« Un hoquet sort de la bouche de Léna. Sa terre est devenue une simple attraction touristique. Sa ville natale est un cimetière dont le sol subit chaque jour les semelles des touristes. Ils écrasent une terre irradiée, calcinée par le feu. »
Redonner ses couleurs à l’Ukraine
Si l’écriture d’Alexandra Koszelyk résonne comme une évidence, l’auteure affirme pourtant n’avoir jamais vraiment eu l’ambition d’écrire. L’Ukraine quant à elle était là bien avant son amour pour la plume. Dans les années 1930, ses quatre grands parents quittent la Galicie pour habiter en France. « Cette culture a bercé mon enfance, se souvient-elle. Il y avait les histoires, les chants, la cuisine… On ne peut pas faire l’impasse sur ses fantômes. » Sa voix nous entraîne ailleurs, à une époque où Tchernobyl était le grenier à blé de l’Europe et où pour ses grands-parents, « être paysan était le plus beau métier du monde. » Là-bas, le temps importait peu. Alexandra nous porte loin de notre habitude de l’immédiateté, sur des terres où le modus vivendi était simplement de prendre le temps des choses. De ce pays qui lui laissa en souvenirs ses cheveux très blonds et son regard profond, l’auteure a surtout gardé une image d’Epinal, à l’opposée de celle que nous nous sommes forgées. « Quand j’étais petite, les autres ramenaient souvent l’Ukraine à Tchernobyl, raconte-t-elle. Je voulais ce pays sous un nouveau prisme… Mon Ukraine, ce n’est pas que cette catastrophe radioactive. C’est d’abord un certain Eden. Une terre avec beaucoup de cicatrices, qui a souvent changé de pays dans l’Histoire. C’est pourquoi les personnes sont attachées à une culture plutôt qu’à une terre. » L’Ukraine, fil d’Ariane jusqu’à sa rencontre avec les mots, les siens. Car c’est bien autour du pays de ses origines qu’Alexandra Koszelyk a cristallisé son amour pour l’écriture. « Quand j’étais jeune, j’étais persuadée que si je devais écrire un jour, ce serait sur l’Holodomor » se rappelle-t-elle. En 1973, Alexandre Soljenitsyne révèle dans l’Archipel du Goulag cet événement terrible, la famine organisée par Staline en Ukraine et dans le Kouban entre 1932 et 1933, faisant près de 5 millions de victimes. « L’Holodomor est souvent passée sous silence, explique Alexandra. Je voulais mettre des mots dessus pour la faire connaître. » Finalement, l’idée d’un roman sur les événements des années 1930 s’éloigne ; mais l’Ukraine reste. Un jour, Alexandra tombe sur Un Printemps à Tchernobyl, une Bande-Dessinée d’Emmanuel Lepage. Dans le cadre d’une résidence artistique, l’auteur s’était rendu à Tchernobyl en avril et mai 2008 afin de raconter la vie des survivants dans la zone de Pripiat, considérée comme une ville morte. Ville où il découvre que la nature a en fait repris ses droits. « Lepage découvre finalement une aire magnifique. Je ne m’attendais pas à ça, à autant de vert. » Au fil de ses recherches, l’écrivaine en devenir observe cette nouvelle Pripiat sauvage où nature et animaux ont repris le dessus. « C’est ça qui a été mon déclencheur, sourit-elle. J’ai voulu parler de la résilience de la nature et faire un lien avec la résilience des personnages, de Tchernobyl mais sous un angle différent, plus mythologique. Comment la démesure humaine trouve écho dans la démesure de Tchernobyl. La beauté de cette idée, c’est toutes les coïncidences que j’ai vu émerger. Tchernobyl en ukrainien veut dire « herbe noire », celle utilisée pour fabriquer l’absinthe qui est la boisson de l’oubli. Or, Tchernobyl est une terre oubliée, au même titre que les parents de Léna font tout pour oublier cette partie de leur vie. Ce roman m’a permis de créer des ponts entre des choses, des ponts qui auparavant n’existaient pas. »
« Autour d’elle, il n’y avait que des adultes évanescents ; son père était un mur, sa grand-mère pleurait et sa mère s’était occidentalisée : ses nouvelles amies l’appelaient Nathalie. Natalia faisait partie du passé. Un H s’était inséré, telle la hache qui fend la bûche, et le A prononcé bouche ouverte avait été remplacé par un E fantôme. Deux lettres pour tout changer. »
Les mythes en guise de racine
Justement, A crier dans les ruines respire la mythologie. De page en page, les mots d’Alexandra Koszelyk en frissonnent. C’est elle qui les portent. La trajectoire de Léna est pleine d’échos de chants anciens qui bouleversent toutes nos certitudes contemporaines. C’est une odyssée homérique, une tragédie comme l’on n’en retrouve plus que dans les grands classiques indétrônables. Surtout, ce sont les mythes qui guérissent, qui permettent à la jeune fille de se forger des racines et de se compléter. Alors que ses parents s’occidentalisent, elle écoute tant qu’elle le peut les légendes ukrainiennes de sa grand-mère, resserrant ce lien invisible entre elle et ses origines dévastées. Puis les contes français offerts par sa nouvelle professeure, les histoires celtiques de son amie Armelle. Les mythes, puis la Littérature avec un grand L, permettent à cette déracinée de dessiner son Histoire, ce patchwork où deux nationalités s’entrechoquent. Celle qui est à la fois la fille de l’Est et à la fois la petite Française ne trouve son identité qu’à travers eux. Sa légende est l’embrasement de tous ces récits. Alors elle ne s’arrête plus de lire, « elle engloutissait les romans à une vitesse métronomique. Les mondes de papier la rendirent épicurienne. Partout. Tout le temps. Elle lisait comme on respire. Par soif, par nécessité. Le plaisir était là aussi. Elle refermait chaque livre, comme on quitte des amis. » Les livres deviennent son seul espoir de vérité et de construction, eux qui savent combler « cette absence qui la dévorait et étaient un pont de papier entre les rives de ses deux vies. La lueur d’une bougie blèche au fond d’une caverne. » Sur la question de la résilience humaine, Alexandra Koszelyk a répondu : les mythes, la langue, la littérature. Elle-même se dit attachée à l’Ukraine grâce à ses légendes. Ce n’est d’ailleurs pas une nouveauté : Alexandra Koszelyk est professeur de français, de latin et de grec. « Il y a quelque chose de merveilleux dans les mythes, explique-t-elle. Ils ont été créés pour expliquer le monde, c’est intemporel. Ils permettent de nous comprendre nous, aussi. Ils permettent de retrouver l’origine de tout, y compris des mots. » Quand on la lance sur le sujet, la passionnée d’Antiquité s’enflamme. « Tout est un mythe, poursuit-elle. Aujourd’hui encore, quand je lis les Métamorphoses d’Ovide en cours, je capte quelque chose, une énergie. » Cet angle pour parler de la catastrophe de 1986 s’est immédiatement imposé à elle. « Il y a très peu de romans sur Tchernobyl, explique-t-elle. Comment raconter alors qu’on ne peut pas expliquer ? Ce qui est incroyable, c’est le champ lexical religieux que l’on utilise pour mettre de la distance avec ce qu’on ne comprend pas. A l’origine, on avait construit un sarcophage autour de la centrale après la catastrophe. Puis lorsqu’il a été endommagé, on l’a remplacé en 2016 par… une Arche. On trouve la même sidération qu’au moment de l’engloutissement de Pompei. Pour eux, la ville avait été ensevelie parce qu’ils n’avaient pas assez honoré les dieux. »
Tchernobyl a d’ailleurs des reflets de Pompei dans les souvenirs de Léna. Elle est sa ville morte, à jamais engloutie, qui a avorté son enfance. Quand on parle d’exil, Alexandra Koszelyk considère qu’Ivan a eu plus de chance. « Parfois ça étonne, sourit-elle. Ivan, c’est un fils de paysan. Il n’a pas la possibilité de fuir. Mais contrairement à Léna, il n’est pas déraciné. Ses parents ne se sont pas opposés à ce qu’il était alors que Léna doit se construire avec la peur qu’on lui coupe ses racines. »
L’humanité face à la nature
Parmi les protagonistes incontournables du roman, la nature est elle aussi en bonne place. A Pripiat, Léna découvre les arbres qui poussent en travers des ruines, l’herbe jaillir d’un sol radioactif. Elle a vaincu les erreurs des hommes. Contre « la débauche de l’âme humaine », la voilà qui ramène la vie tout autour d’elle. « J’avais vraiment envie de creuser cette idée de la personnification de la nature, explique Alexandra Koszelyk. Comment se comporterait la nature si l’homme disparaissait ? Au moment de la catastrophe, Pripiat avait été décidée comme zone de non droit. La nature a interpellé jusqu’aux scientifiques ! En cinq ans, elle est parvenue à un équilibre. L’homme s’en allait, mais pendant ce temps la faune et la flore s’habituaient à a radioactivité. » Aujourd’hui encore, Pripiat est considérée comme une ville fantôme. Les routes désertes sont envahies par les arbres, parfois aussi hauts que les immeubles, et la végétation s’enroulent autour de la grande roue rouillée sur la place centrale. Pas un homme à l’horizon ; pour lui, le temps s’est bien arrêté. « L’animal se débrouille mieux sans l’homme » chuchote Alexandra dans son roman. « On a beau connaître l’univers, la nature est là pour nous rappeler que nous ne sommes qu’une poussière, songe-t-elle. C’est beau de se dire que l’homme est comme un enfant qui fait des bêtises, et la nature comme une mère. C’est quelque chose qui me hante. » Quelques mois après la levée du confinement imposé pendant la pandémie de coronavirus, cette image de la nature resurgissant n’est pas si lointaine. Un puma dans une rue chilienne, des canards se promenant tranquillement au pied de la Comédie Française, des paons et des chèvres déambulant en plein Madrid… Pendant quelques semaines, ces images du monde entier ont fait renaître un espoir : celui qu’il était encore possible de changer les choses. Alors que le ronflement des voitures a repris de plus belle, Alexandra Koszelyk garde espoir. « Il va falloir attendre encore un peu pour révolutionner les esprits, sourit-elle. Mais il y a déjà une petite graine. Les dernières élections municipales ont d’ailleurs montré que tout ça prenait de l’ampleur. » Cette année littéraire a d’ailleurs montré que la fiction se penchait de plus en plus sur ce sujet. Entre Le Grand Vertige, dernier très beau roman de Pierre Ducrozet, ou le délicieux premier roman de Delia Owens, Là où chantent les écrevisses, la nature est mise à l’honneur. Plus encore : comme dans le roman d’Alexandra, les mots la servent. On y hume des terres, des parfums, des couleurs lumineuses. « Si la littérature est à l’image du monde contemporain, quelque chose est en marche. Elle peut être un enclenchement » murmure Alexandra.
« J’ai longtemps espéré ton retour. En 1990, j’ai cru chaque jour que tu reviendrais. Tu sais ce que ça fait d’attendre? D’espérer? Quand ça s’arrête, on tombe de haut. Je croyais en toi, en ta force, en notre complicité. Mais ce n’était que du vent. »
L’écriture comme racines
Celle qui répète qu’elle ne pensait pas écrire un jour ne peut déjà plus s’arrêter. Elle consacre la plus grande partie de son temps à son nouveau roman, où langue et étymologie auront encore plus d’importance. C’est il y a quelques années, dans le cadre d’un concours d’écriture lancé par sa librairie, qu’elle se met à écrire. Elle devait alors adresser une lettre à son écrivain préféré et s’était tournée vers Milan Kundera. Puis pendant cinq ans, elle écrit un texte par semaine à partir d’une photographie. « Aujourd’hui, je ne me vois plus ne pas écrire, dit-elle. La littérature, c’est ma façon de me rattacher à la réalité, de comprendre le monde. En fait, c’est même ma deuxième naissance au monde. Elle est ma racine. »
Dans un entretien avec Antoine de Gaudemar en février 1984 pour le magazine Lire, Milan Kundera expliquait que « la bêtise des gens consiste à avoir une réponse à tout. La sagesse d’un roman consiste à avoir une question à tout. Le roman doit détruire les certitudes. » Il ajoute ensuite : « Nous vivons de plus en plus dans l’oubli de l’être. Reconstituer cette sensibilité à la vie, cette attention aux coïncidences, tel est aussi le sens du roman. Le romancier doit montrer le monde tel qu’il est : une énigme et un paradoxe. » Alexandra Koszelyk a su reconstituer sans doute l’idée de l’œuvre littéraire si chère à notre romancier : aidée par une plume unique, elle présente le monde sous un angle qui déstabilise nos convictions les plus fortes. A l’heure où le nombre des publications ne cesse d’augmenter, Alexandra Koszelyk rappelle la définition d’une œuvre au sens fort du terme, celle qui bouleverse les habitudes ensommeillées, et rappelle l’infini des possibles dont seul un roman peut s’emparer. Elle est portée par une langue époustouflante qui évoque la puissance d’un passé retrouvé.

Image à la Une : Alexandra Koszelyk. Crédits : Nicolas Houguet
