Marc Villemain – « La langue est cela même qui définit l’écrivain.»

Marc Villemain est écrivain. Né quelques mois après le soulèvement de Mai 68, il est aussi éditeur et critique littéraire. Il signe Mado en 2019, dix ans après avoir reçu le Grand Prix de la Nouvelle par la Société des gens de lettres pour son recueil Et que morts s’ensuivent. Dans une époque où l’on délaisse le papier pour les séries télévisées, Marc Villemain tente de nous apporter des réponses.

Vos romans sont toujours empreints de sensualité. On y trouve une écriture presque charnelle : des peaux, des odeurs, des violences parfois primaires. Vous écrivez d’ailleurs dans Mado : « J’ai la nostalgie de notre animalité. » À une époque où l’écran tend à écraser tout le reste, votre écriture est-elle un retour à notre « bestialité humaine » ?

Je précise avant de vous répondre que ce n’est pas moi qui dis avoir « la nostalgie de notre animalité » mais un personnage, d’ailleurs féminin, du roman. Je me permets d’y insister un peu car, si vous avez raison de souligner que nous vivons dans une époque où la production d’images oriente et détermine presque entièrement la compréhension que l’on peut en avoir, cette même époque s’applique, non sans obstination, à incorporer les auteurs à leurs personnages. Je ne suis pas en train de dire que des correspondances ne sont pas possibles, ce serait idiot, seulement que la manie contemporaine de fureter dans une œuvre afin d’y trouver des symptômes de l’auteur me semble source de régression, à tout le moins un indice de nos problèmes, à nous autres qui avons du mal à « faire société » sans altérer la liberté individuelle. Or la nécessaire liberté de l’art et des artistes réside précisément dans cet écart entre l’auteur et le narrateur, dans ce jeu permanent de cache-cache entre le vrai et le faux.

Reste que j’aurais mauvaise grâce à ne pas reconnaître une part de justesse à votre question … La virtualisation des rapports humains, conjuguée à l’hyper-technologisation, ne peut pas ne pas susciter d’agacement, de défiance, voire une certaine nostalgie, fût-elle consciemment illusoire, d’un temps moins acquis au paraître et à l’immédiateté, plus soucieux de lenteur et d’incarnation, aspirant, en somme, à des sensations plus pures. Il est donc possible, oui, que cette sensualité que vous évoquez, et dont je n’ai pas toujours conscience, exprime finalement ce désir d’un monde moins clinique. C’est quelque chose de très profond, très impalpable en moi, et qui, confusément, peut charrier une sorte de tentation de la primitivité, de fascination pour le geste nu, originel, premier. Mais c’est probablement un luxe de nanti : dans les villages d’Afrique subsaharienne ou d’Asie du sud, au fin fond du Sertão ou dans les campagnes du Laos, le réel n’a rien de virtuel.

Dans ce roman justement, vous vous lancez dans un véritable pari : se fondre dans la peau d’une adolescente. Comment se retrouve-t-on dans une telle aventure ?

J’écris aussi pour avoir le plaisir de sortir de moi. Pour s’inventer un autre soi-même ou se fantasmer dans la peau d’un ou d’une autre, mais aussi et tout autant pour voir ce qui passe de soi dans cet autre-là. Vient toujours le moment, quand j’écris – et c’est un moment que je guette et auquel j’aspire – où je ne suis plus tout-à-fait moi-même et pas tout à fait non plus mes personnages. Ce trouble est source de mes plus grands plaisirs d’écriture.

Dans le cas de Mado, le quinqua mâle que je suis a donc voulu se glisser dans la peau de deux adolescentes. Il y avait là un défi auquel je songeais depuis longtemps : être tout à la fois un auteur et une narratrice. Au-delà du seul défi littéraire, sans doute ai-je eu envie aussi de mieux comprendre « les filles », de me mettre à leur place. Essayer, en somme, de me sentir féminin. Dans le rapport au monde, à l’amitié, à la passion, à la concupiscence, à la brutalité, mais aussi au corps et au plaisir. Il va sans dire qu’il y a dans tout cela quelque chose de fantasmé, mais c’est aussi avec cela, n’est-ce pas, que s’écrit la littérature… Nombre de lectrices m’ont d’ailleurs dit avoir été troublées en reconnaissant une part d’elles-mêmes dans ce roman, surprises de constater qu’un homme pouvait accéder à une parcelle de vérité de leurs sensations adolescentes. Il n’y a, en ces temps d’hystérie identitaire, pas plus réjouissant.

Enfin, je ne saurai nier que je commence à entrer dans un âge de la vie où il n’est pas anormal de chercher à évaluer un peu le chemin parcouru… À cette aune, Mado, comme dans mon précédent livre, Il y avait des rivières infranchissables, est assurément une manière d’excaver les souvenirs, les sensations de ma propre adolescence, et de les refermer.

À chacun de vos romans, votre langage dérive. De poétique il passe à brut, et alterne entre amour sage et violence crue. À ce niveau, vous vous installez à contre-courant de beaucoup d’ouvrages contemporains qui privilégient l’action au détriment de la langue. Quelle importance accordez-vous au langage en tant qu’écrivain ?

La langue est cela même qui définit l’écrivain : pas d’écrivain sans langue. À quoi bon, sinon ? Je veux dire : à quoi bon écrire si c’est seulement pour raconter ? Pour autant, j’ai toujours adoré que l’on me raconte des histoires, et c’est pourquoi sans doute je suis très bon public au cinéma. Mais la littérature permet tout autre chose, et c’est pourquoi il existe tant d’adaptations cinématographiques d’œuvres littéraires et pas, ou si peu, d’adaptations littéraires d’œuvres cinématographiques. Car on pourrait avancer que la littérature montre ce qui précède l’image. Qu’elle lui confère son historicité, son épaisseur temporelle, psychologique, anthropologique. Elle dit, en somme, ce que l’image de cinéma ne peut à soi seul dire ou montrer. C’est d’ailleurs une des fonctions de l’acteur que d’incorporer dans son jeu ce pré-texte que l’image seule ne peut représenter.

J’ignore si mes contemporains dans l’écriture privilégient l’action au détriment de la langue. Je vois à quoi vous faites allusion, bien sûr, mais j’en connais beaucoup qui œuvrent tout à l’inverse, privilégiant la langue au détriment de l’action – mais, bien sûr, on les connaît moins … J’avoue ne pas être très à l’aise avec cette dichotomie un peu mécanique, et finalement assez peu productive. J’aime lire des choses qui n’ont aucune espèce de rapport entre elles, aucun monde commun. Récemment, après avoir lu Julien Gracq, j’ai enchaîné sur Jeffery Deaver. Autant dire les antipodes, et pour le seul plaisir du contraste. Or si j’ai pris avec Gracq une leçon inouïe d’éthique et d’esthétique, de style et de pensée, d’ambition et de tenue, j’ai, avec Deaver, retrouvé cette impression enfantine tellement excitante de ne pouvoir m’endormir sans savoir ce qui allait « arriver après » : à sa façon, ce pur plaisir de la dévoration me semble lui aussi constitutif des grandes lectures. Or, dans les deux cas que je cite, tellement antinomiques, le projet littéraire est servi par une langue. Assurément plus magistrale, exigeante et profonde d’un côté, mais incroyablement libre, bondissante et maligne de l’autre. Je ne suis pas un intellectuel, je ne « pense » pas la littérature et je n’ai ni ne veux avoir aucune opinion sur ce qu’elle devrait être ou pas. Je me contente d’être un lecteur qui aime que l’on le fasse entrer dans des univers singuliers, profonds, irréductibles, et c’est à cela seul que j’obéis quand j’écris. J’observe seulement que, à mes yeux du moins, ces univers n’existeront pas s’ils ne sont pas servis par une langue. Si l’on ne sent pas, chez un écrivain, un amour de la langue et un insatiable plaisir à jouer avec elle, alors qu’il écrive des scénarios – cela n’a rien de péjoratif, c’est un métier, je ne saurais pas faire.

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