Pour notre concours de décembre 2020, nous vous avons demandé de vous inspirer d’une photo de Vivian Maier. Le premier prix est attribué à Christiane Leydet pour Légende(s).
Quand elle ne joue pas les nounous, Vivian se transforme en photographe et arpente les rues. Elle s’appelle déjà Vivian Maier – le monde finira par l’apprendre, mais ce jour-là, c’est une inconnue qui marche, son appareil photo en bandoulière. Vivian flâne, et tandis qu’elle flâne, elle observe. Soudain, au détour d’une rue, elle se fige, regarde, attend – non, elle n’attend pas, si elle attend ce sera fichu. Elle arme, ajuste, appuie. Clac, ou clic – dans la boîte. Quel était le bruit du Rolleiflex qu’elle affectionnait ?
À propos des trois enfants qu’elle vient d’immortaliser en train de désosser une cagette, on ne saura rien, pourtant leur image fera un jour la une des magazines. Ses modèles, ce sont des anonymes. Personne, tout le monde. Son studio, c’est la rue. La rue est un nouveau Far-West. Là elle attrape la vie en train de se faire. Son aventure à elle, c’est le regard tendu vers l’autre. Des hommes, des femmes, des vieux, des gosses. Riches, pauvres – vivants, affairés, amoureux, tristes, impatients, en colère, indifférents. Qui vont et viennent. N’importe qui – toi, moi ; elle, parmi eux, elle, comme eux. En savoir plus ne l’intéresse pas forcément ; développer ses photos, elle le fera très peu. Vivian flaire la vie mieux que personne ; elle attrape au vol des images – les dérobe aussi. Cherche, trouve, oublie. Va plus loin. Qui étaient-ils, ces trois-là ?
Des enfants noirs qui jouent dans une rue ressemblent à s’y méprendre à des enfants qui jouent. D’accord, mais en Amérique, des enfants noirs et pauvres qui jouent dans la rue s’appellent aussi un sujet. La vie est un Far West, dans cette rue ou dans une autre. De celle-ci, en l’occurrence, qui sert de décor à l’histoire, on ne sait pas grand-chose – on n’aperçoit rien, parce qu’obstruée, pour partie, au second plan par la carrosserie rutilante d’une GMC garée sous un panneau d’interdiction de stationner – modèle automobile à partir duquel, en consultant quelques photos, on peut raisonnablement imaginer qu’il s’agit d’un cliché pris avant 1964, c’est-à-dire pendant la ségrégation, que par conséquent, cette voiture ne représente pas seulement – sous l’œil de la photographe, un tas de ferraille mal garée, mais aussi une démonstration de force de la toute puissante Amérique blanche en train de s’exercer symboliquement sur un groupe d’enfants noirs.
Un pays divisé. Une photographie qui dit la coupure. D’un côté – d’un seul côté, la lumière, à gauche sur la photographie, bande mince qui part du rectangle laiteux du ciel, coupe la voiture en deux, explose sur le capot, et ne va pas plus loin. D’un autre côté – de l’autre côté, à droite sur la photographie, le gris foncé des façades, comme si le ciel les ignorait, puis le gris terne du bitume, puis le gris tout court du trottoir. Seuls se détachent dans ce décor grisâtre la tache blanche du tee-shirt que porte l’enfant de dos et la tache claire de la robe de la petite fille – le tee-shirt des deux hommes un peu plus loin aussi. Jeu de motifs blancs et noirs dispersés sur le sujet. Blanc sur gris, blanc sur noir. Sombre au dehors. Sombre dedans.
Dans cette rue qui ne dit rien d’elle-même – réduite à trois fois rien, on y voit à peine, on observe avec peine. Un bout de bitume, un carré de caniveau, moitié sur berge, moitié les pieds dans l’eau. Le cadrage est serré, dense, étouffant – focalisé sur les enfants, eux-mêmes placés sous le regard armé de la GMC. La seule issue, quand il faudra courir, ce sera la bande de bitume, sur la droite, bien qu’il n’y ait pas là de réelle perspective – la voiture encombrant là aussi tout l’espace. Elle écrase, elle obsède, cette GMC. Tout est dans le torse, la posture – l’aspect bombé du capot : elle plastronne, cette voiture, elle joue les riches, elle dit la prospérité et la propreté, tandis que la rue exhibe des enfants mal habillés, légèrement vêtus – c’est peut-être l’été, crasseux, et terriblement absorbés.
En vérité, du temps qu’il fait, de ce qu’ils portent et de l’époque en général, je crois que ces trois gosses s’en fichent ; ils désossent en conscience ; leur objet, c’est la cagette. Concentrés, ils sont, tout entiers dévoués à leur jeu, ils apparaissent – au point de ne rien voir d’autre. Qui regarde qui à cet instant précis ? Les deux hommes, en arrière-plan, ont vu la photographe – eux la regardent prendre en photo les enfants. Eux tournent la tête vers elle tandis que les enfants ne la lèvent pas. Ma vie pour cette cagette. Ils sont assis le derrière par terre, la petite fille semblant mener la danse son bout de planche à la main – la discussion, à tout le moins – On la garde ou on la jette ? Le petit garçon torse nu hésite, réfléchit bouche ouverte, tandis que le troisième larron, le petit garçon à la bretelle manquante, préposé à la casse, débite des allumettes à son rythme. Est-ce un butin imaginaire qu’ils sont en train de se partager ? Est-ce du bois de chauffage qu’ils se préparent à revendre ?
Vivian entre dans la vie des autres comme on déplace une énigme, effleure – la fait affleurer, un clic, c’est pris, c’est dit ; ça devient un mystère pour toujours cette photo en noir et blanc. La vérité de la prise de vue. Autre sujet. À caution, peut-être. L’instant saisi. Le sens brutalement cerné, figé, serré, rangé en mille couches, mille plis. Ce feuilleté d’images qui donnera le vertige.
Portrait d’un groupe d’enfants noirs réalisé durant la ségrégation par la photographe Vivian Maier, devenue célèbre à sa mort, après la découverte de son travail.
Portrait d’un groupe d’enfants pauvres photographié par la célèbre Vivian Maier, photo prise aux États-Unis, probablement à la fin des années cinquante.
Portrait d’enfants en train de désosser une cagette, pris dans les années cinquante, aux États-Unis, par Vivian Maier, alors inconnue.
Moi qui regarde à présent, est-ce que je comprends ce que l’artiste a voulu retenir, transmettre – immortaliser – du monde qui était le sien, et de ses contemporains, si attentivement dévisagés – ou bien est-ce que j’invente depuis le début, à partir de cette photographie, si simple, si belle, si universelle (si tous les enfants du monde voulaient bien s’prêter leur bout de cagette…) ?
Des vies. Une vie.
À quelle mémoire appartient la trace qui s’attarde, insiste, et me fait écrire à propos de ce que j’ignore ?
Christiane Leydet a 59 ans, et travaille actuellement dans une bibliothèque. Elle a exercé auparavant d’autres activés, dans le secteur de la formation, dans le champs social, également. Elle a souvent changé de métier – c’est une manière d’aller voir ailleurs ce qui s’y passe. L’écriture fait partie de sa vie, l’art, d’une manière générale, la peinture, le dessin, la photographie. Comme une manière de respirer autrement, aussi.