L’existentialisme selon Sartre: faut-il mourir pour ses idées ?

À l’occasion de la journée mondiale de la philosophie, la rédaction de Combat a décidé de produire un débat à partir d’une citation du philosophe Jean-Paul Sartre. Le débat se fera entre deux parties : Charlotte Meyer défendra une position camusienne sur la question, tandis que Pierre Courtois–Boutet défendra la thèse sartrienne. 

“On n’est pas un homme tant qu’on n’a pas trouvé quelque chose pour quoi on accepterait de mourir”

pierre.jpg

PCB : Voici ce qu’exprimait Jean-Paul Sartre dans L’âge de raison. Cette idée semble représenter parfaitement l’idée de Sartre sur l’existentialisme. Parler de Sartre sans évoquer l’existentialisme revient à évoquer Picasso sans évoquer le cubisme : c’est ce qui les définit. 

Au départ très critiquée, la théorie du philosophe se base sur une idée plutôt simple, mais composée de plusieurs parties. Parmi les plus importantes, la première est le fait que Dieu n’existe pas. Rien n’est au dessus du monde et/ou créateur de quelque chose. Deuxièmement, l’existence précède l’essence. En l’occurrence, cela signifie qu’un Homme est un corps construit avant de se construire intellectuellement (par « Homme », Sartre intègre aussi les femmes). D’ailleurs, chez Sartre, un Homme ne se construit qu’au fur et à mesure de sa vie. Ainsi, chaque Homme ne fait que se construire dans le temps. Mais il est important de rappeler que c’est d’abord son existence en tant que corps qui fait foi de sa personne. Troisièmement, un Homme va faire des choix. Et ces choix seront considérés par l’homme ou la femme qui prend la décision, comme foncièrement bon. Et pour finir, chaque Homme est responsable de ses choix. Non seulement il en est responsable, mais ce choix va avoir un impact sur la société toute entière, et donc sur les autres Hommes. L’Homme ne doit donc pas prendre de décision sans avoir réfléchi à l’impact de cette dernière. 

Cette maxime apporte aussi une thèse dans la conception de la vie chez Sartre : on ne peut pas ne pas s’engager. L’engagement est nécessaire. D’ailleurs, une des tensions principales entre Sartre et Camus était celle du non-positionnement de Sartre contre le régime de l’URSS et plus particulièrement des goulags. Donc, si l’engagement est nécessaire, on peut mourir pour lui. Pour aller plus loin, on se doit de mourir pour une cause qui nous semble juste. Sinon, pourquoi nous battons-nous pour elle ? Si cela peut sembler extrême, cela n’empêche pas d’être logique dans la pensée de Sartre. D’autant plus qu’à la période où il fonde l’existentialisme, il est encore en recherche de sa définition propre. 

CM :  Rien n’est plus fort et plus bouleversant dans la philosophie de Sartre que sa conception de la vie au prisme de l’existentialisme, exceptés peut-être ses essais sur les poètes maudits. Son traité éponyme, L’existentialisme est un humanisme, continue aujourd’hui d’ébranler ses lecteurs, notamment les plus jeunes générations. L’existentialisme de Sartre, on l’embrasse ou on le recrache. Il n’y a pas d’entre deux lorsque l’humain est, non pas au cœur, mais au pinacle d’une telle étude. L’idée avait de quoi provoquer. Dieu est mort, vive l’homme, vive la femme ! clament ces quelques pages. Et une phrase qui contient toute une philosophie de vie « chaque personne est un choix absolu de soi. »  Voilà qu’en peu de mots, l’Homme dans toute sa simplicité, l’Homme qui se cherchait des excuses, devient seul responsable de son destin. Il est lui-même cause de son enfermement, de ses erreurs, mais surtout, et c’est le plus horrible de tout, il est cause de sa liberté. 

Camus niera toujours se considérer comme « existentialiste ». Un acharnement qui n’est sans nul doute pas étranger à sa brouille avec le philosophe en 1952 : envers et contre tout, rien ne devait plus jamais les relier. Les plus belles amitiés sont celles dont l’Histoire ne retient que la rupture. Difficile cependant de considérer qu’un personnage comme Meursault est étranger à l’existentialisme. 

Son détachement de la philosophie sartrienne de l’existentialisme tient peut-être en un nom : Sisyphe. Sisyphe, ce héros grec que les dieux condamnent à pousser inlassablement un rocher au sommet d’une montagne, puis de le remonter encore et encore. Sisyphe, ce héros qu’il faut parvenir à « imaginer heureux. » Sisyphe, cet étourdissement de l’absurde. L’absurde, le mot était fort. Contre le terme froidement élitiste d’Heidegger qui parle de « déréliction », contre son ex grand ami Sartre qui préfère le sombre « délaissement », Camus avait choisi un terme capable de frapper tout un chacun. L’absurde, c’est l’inutilité de la vie envoyée en pleine face. C’est la preuve que l’existence est sans but. Un seul mot capable de réduire à néant tout effort, toute volonté, et jusqu’au rêve. Alors oui, répond-il à Sartre, oui la mort de Dieu et l’effondrement des valeurs qui y sont liées jettent sur nous le lourd fardeau qu’est la liberté. Kierkegaard avec ses solutions puisées dans les sacristies ne tient plus la route. Or, écrit Camus « si l’absurde annihile toutes mes chances de liberté éternelle, il me rend et exalte au contraire ma liberté d’action. » Sa liberté d’action, c’est sa révolte. Encore un mot choisi avec soin. L’existentialisme de Camus est un désir de révolte. Et là où Sartre décide que l’homme se définit et se crée, Camus invoque une nature humaine apte à faire la part des choses entre le juste et l’injuste, le bien et le mal. « Je me révolte donc nous-sommes » répond-il à Sartre. 

7830997_le-mythe-des-sisyphe
Le mythe de Sisyphe © Domaine public 

L’art et la création contre l’absurde

pierre.jpg

PCB : L’idée de l’absurde de Camus est intéressante. Mais elle me semble difficile à atteindre sans être passé par l’existentialisme sartrien. En effet, comment se révolter sans être passé par le fait se connaître soi-même ? Sans prendre des décisions et sans avoir conscience de sa personne. Il semble donc que “l’existentialisme camusien” (si tenté qu’il en existe un), ne peut s’accomplir sans passer par celui prôné par Sartre. 

Dans le domaine de l’art, Les Mains sales semble être l’une des premières oeuvres de Sartre qui met en avant son existentialisme. Publiée en 1948, elle fondera la fin de sa pièce par la mort d’Hugo, qui va trouver quelque chose pour quoi mourir : sa propre pensée. Sa divergence d’opinion avec ses camarades. Et au lieu d’accepter de rentrer dans les clous, il décide de se livrer à ces derniers pour mourir. Sa vie s’arrêtera. Mais rien n’est plus beau pour lui que le fait de mourir pour ses idées. Avec ce personnage, Sartre prononce une autre divergence avec Albert Camus : le héros ne peut pas vivre sans avoir pleinement accompli son idée, sa vision de l’idéologie. Il fait le bien. Comment aurait réagi Hugo selon l’absurde camusien ? Aurait-il accepté de changer et donc de se trahir ? Il semble que Sartre ait fait une fin de pièce tout à fait acceptable, voire la plus intéressante possible. C’est un reproche que l’on peut faire à Camus. Même si l’absurde et la révolution sont une réponse, elle ne le sont pas toujours. Il faut par moment affronter la dure réalité en face, quitte à mourir. C’est une limite de la pensée de Camus : l’absurde ne fait que distancer le problème, pas l’affronter. C’est certainement plus dur, mais l’Homme doit prendre des décisions, si dures qu’elles soient, dans toute sa bienveillance. Etant donné que selon Sartre, aucun Homme ne peut prendre de décision qu’il considère comme mauvaise. Ainsi, les décisions prises ne peuvent être que justifiées, et rendre l’homme (ou la femme) qui les ont prises que meilleures, comme le reste de l’humanité.

CM : Mais lutter contre l’absurde, selon Camus, ce n’est pas uniquement se battre pour une idée. Car nos idées sont-elles assez fortes pour exister ? Mourir pour défendre sa pensée, est-ce une réponse idéale contre l’insignifiance de l’existence ? D’ailleurs, Sartre serait-il mort pour le communisme ? On se permettra d’en douter. La révolte camusienne est bien plus qu’une simple « révolution » et un débat d’idées. « Pourquoi suis-je un artiste et non un philosophe? C’est que je pense selon les mots et non selon les idées » écrivait d’ailleurs Camus en 1945. L’homme révolté est un homme conscient. Conscient de sa condition, de son sort, de ce qui l’attend. Cette révolte n’agit pas contre n’importe quoi, elle a lieu envers quelque chose qui nous dépasse. Sa révolte conduit à un refus de Dieu, accusé par le révolté de le mettre dans cette situation où il ne voit que le mal et l’injustice.

Sa révolte la plus profonde tient en un mot, court mais délicieux : l’Art. En écho à Dostoïevski s’écriant que « l’art sauvera le monde », Camus répond : « si le monde était clair, l’art ne serait pas. » Dans un monde empêtré dans la vacuité, l’art vient apporter ordre et clarté. Le rôle de l’artiste n’est pas seulement d’imaginer, il est bien plus grand que cela : par son œuvre, il corrige le réel. Contre le formaliste qui amène au refus du monde, contre le réalisme qui l’y soumet, il propose une « création corrigée » proche du réalisme symbolique. Dans son magnifique essai consacré à Oscar Wilde, l’Artiste en Prison, Albert Camus pose l’art comme réponse à la souffrance. Sinon, pour quoi d’autre la création aurait-elle vu le jour ? La beauté de l’art subsiste dans le fait que seul lui peut justifier la vie et les Hommes. Ainsi déconstruit-il  l’argument de Jean-Baptiste Clamence qui affirme : « Il y a toujours des raisons au meurtre d’un homme. Il est, au contraire, impossible de justifier qu’il vive. »

téléchargement
Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir © Domaine public

L’existentialisme et l’absurde comme excuses au totalitarisme

pierre.jpg

PCB : J’ai longtemps entendu un argument contre l’existentialisme sartrien vis-à-vis du totalitarisme. Ce dernier amène l’idée que si l’Homme considère que son action, que sa réflexion et que son choix est non seulement bon pour lui, mais aussi pour le reste de l’humanité, alors on peut rapidement arriver au totalitarisme. En effet, si un homme considère que ce qu’il pense et dit est la seule chose viable, alors il peut tout autant l’imposer aux autres. Ce fait est vrai. Mais il ne découle pas de l’existentialisme de Sartre. Un homme n’a pas besoin de penser que ce qu’il pense est juste pour l’imposer aux autres. Même si c’est ce qu’il dit pour arriver au pouvoir, il est clair qu’il pense avant tout ce que sa doctrine pourrait lui apporter à lui et ses proches.

Tout au contraire, l’existentialisme de Sartre va contre cette idée : il n’exprime jamais le fait que l’Homme doit imposer ses idées. Il exprime simplement le fait que si un Homme prend une décision, il doit le faire en imaginant que cette dernière est la meilleure pour tout le monde. Mais un Homme se fondant dans l’idée de Sartre accepte aussi l’idée que d’autres personnes ne peuvent pas être en accord avec sa propre vision. Même si cela peut lui sembler difficile à entendre ou à comprendre, il ne peut pas imposer ses idées. Il semble d’ailleurs difficile et de fort mauvais goût de reprocher à l’existentialisme sartrien un quelconque aspect totalitaire.

CM : Dans les Frères Karamazov de Dostoïevski, Ivan nie Dieu au profit de la Justice. Or, une fois Dieu disparu de son référentiel de valeurs, il s’aperçoit qu’il n’a plus de base sur laquelle fonder cette dite Justice. A ce point-là, tout est permis… y compris le crime. Ainsi Camus reconnaît qu’une pensée extrême de l’absurde pourrait justifier les régimes totalitaires, notamment le stalinisme.

A ne pas confondre avec une légitimation des régimes totalitaires par Camus. Dans ses réflexions, Camus ne fait qu’observer, et surtout déplorer. La révolte qui aboutit au meurtre de masse est une négation d’elle-même puisqu’elle est censée naître du refus de l’oppression et du crime. Pour cette raison, il est essentiel de garder un pied dans la rationalité et la réalité. La valeur humaine est au coeur de la pensée camusienne. Se révolter, ce n’est pas prôner un monde anarchique où le crime est poussé à son apogée. C’est la volonté de s’affirmer dans un monde propice au néant. Comme le dit Clamence dans la Chute : « Oui, on peut faire la guerre en ce monde, singer l’amour, torturer son semblable, parader dans les journaux, ou simplement dire du mal de son voisin en tricotant. Mais, dans certains cas, continuer, simplement continuer, voilà ce qui est surhumain. » 

Par Charlotte Meyer et Pierre Courtois–Boutet

A lire

Image à la Une :

Brassaï (1899-1984), Répétition du Désir attrapé par la queue chez Picasso, 16 juin 1944. Photographie, épreuve aux sels d’argent. 23 x 18 cm, BNF, Estampes et Photographie

Laisser un commentaire