Un vent de renouveau souffle sur le Chili

Du haut de ses 35 ans, Gabriel Boric est devenu le 19 décembre 2021, le plus jeune Président du Chili face à son adversaire Antonio Kast, partisan et admirateur de la dictature d’Augusto Pinochet. 

Les sourires grandissent, les voix s’unissent, les masques tombent et les Chiliens se rassemblent au rythme des klaxons. Le dimanche 19 décembre 2021, aux abords du centre-ville de Santiago, le peuple chilien ne fait qu’un. Il est venu célébrer la victoire écrasante de son tout nouveau Président : Gabriel Boric. Des dizaines de milliers de personnes affluent dans la joie pour célébrer ce résultat historique. Peu avant 22 heures, il apparaît sur l’Alameda inondée de drapeaux chiliens, de peuples autochtones ou  de la communauté LGBTQ +, cette même avenue où, dix ans auparavant, il s’est fait connaître en tête des manifestations pour la gratuité de l’éducation.

Voter entre la liberté ou le communisme

Pour cette première élection présidentielle -depuis l’inédit mouvement social de 2019- les 15 millions d’électeurs chiliens qui se sont rendus aux urnes avaient le choix entre deux programmes politiques diamétralement opposés. Face à son adversaire d’extrême-droite José Antonio Kast, Gabriel Boric  s’est finalement imposé, avec 56% des voix, entre les deux tours grâce à une intense campagne sur le terrain, un chiffre historique. « Il a inclus dans son équipe des profils plus modérés, des économistes sociaux-démocrates et la présidente de l’ordre des médecins », ajoute auprès de Libération Claudio Fuentes, chercheur en sciences politiques à l’université Diego-Portales, à Santiago. De quoi contrer le discours de son concurrent d’extrême droite, qui assurait que l’avenir du Chili se jouait entre «la liberté ou le communisme» lors de cette élection.

Une figure politique née des mouvements sociaux

De sa peau tatouée et de ses cheveux broussailleux, Gabriel Boric arbore des airs adolescents. À travers ses lunettes rectangulaires, sa détermination se lit dans son regard. Depuis les bancs de l’université de droit à Santiago, il a radicalement transformé son pays. Gabriel Boric était connu des Chiliens depuis 2011. À 25 ans, il était ainsi  la figure d’un grand mouvement social pour l’éducation gratuite. Huit ans plus tard quand éclate la révolte populaire et sociale, après l’augmentation du ticket de métro, ce passionné de rock s’empare des revendications exprimées dans la rue et en fait ensuite son programme de campagne. Alors que le Chili s’embrase à cause du coût de la vie, il se fait l’artisan d’un projet réclamé de longue date : la réécriture de la Constitution chilienne, héritage de la sanglante dictature du général Augusto Pinochet. Issu d’une famille croate et originaire de l’extrême sud du Chili, Gabriel Boric a grandi au côté de ses deux frères cadets. Il partage à présent sa vie avec la sociologue Irina Karamanos.

Issu de la gauche radicale, il s’est montré capable de rassembler derrière lui les différentes composantes de la gauche chilienne en promettant que son pays serait le « tombeau » de ce néolibéralisme. Derrière lui, on retrouve les anciens leaders étudiants de la Révolution démocratique, la gauche aussi bien libertaire que chrétienne, mais aussi le Parti communiste chilien, les écologistes de la Fédération régionaliste verte et sociale (Frevs) ou encore des figures de centre gauche, comme l’ancienne présidente Michelle Bachelet. Une coalition pour le moins hétéroclite mais soudée face à la montée de l’extrême droite dans le pays, arrivée en tête au premier tour du scrutin. Sa victoire à la primaire de gauche, le 18 juillet 2021, a créé la surprise, car il a terminé loin devant le communiste Daniel Jadue, donné favori. Si Gabriel Boric l’a emporté, c’est notamment grâce à son projet d’Etat-providence, un changement d’ampleur dans le pays considéré comme le laboratoire du libéralisme en Amérique latine.

Daniel Jadue, un président communiste pour le Chili ? - Pierre CAPPANERA -  Les 2 Rives
Le communiste Daniel Jadue était donné favori. Photo : DR

Vers une politique plus égalitaire ?

Dans le centre-ville de Santiago, Juliana, 25 ans, est venue fêter la victoire « de son candidat ». « Ce mandat, c’est le moment d’écrire pour de vrai la nouvelle Constitution et de changer notre pays beaucoup trop inégalitaire ». Une idée partagée par son amie, 23 ans : « je pense qu’un nouvel ordre social est en train de se configurer », hurle-t-elle, habillée avec les couleurs du pays. Au cours de la soirée, Gabriel Boric a largement insisté sur l’accompagnement du « processus constituant ». Principale réforme du soulèvement populaire, une assemblée élue en mai œuvre actuellement à l’écriture d’une nouvelle Constitution, en remplacement de celle actuelle, héritée de la dictature d’Augusto Pinochet. Maria, 38 ans,  va également dans ce sens : « son triomphe est  important parce que son programme indique certaines demandes importantes du sursaut social, et surtout il a empêché l’ultra droite de revenir au pouvoir ».

Comme l’explique Ignacio, étudiant de 15 ans, l’autre considération à prendre en compte est que Boric est le président de l’histoire du Chili élu avec le plus de voix : le taux de participation a dépassé les 55%, un record depuis la fin du vote obligatoire en 2012. « Cela montre que les Chiliens sont fatigués de la classe politique qui a gouverné pendant 30 ans. Ils veulent un changement et en finir avec la vieille classe politique qui n’a pas été capable de répondre aux problèmes des citoyens », révèle cet étudiant.

Des électeurs mitigés

Si beaucoup semblent comblés par la victoire du trentenaire, d’autres paraissent plus dubitatifs et expliquent avoir voté « pour le moins pire ». C’est le cas de Jacobo, 53 ans : «son programme présidentiel est meilleur que les précédents présidents car il vise les revendications issues du sursaut social de 2019, alors j’ai voté pour lui par défaut ». « J’ai d’abord pensé que Gabriel et sa coalition seraient une alternative radicale à la gauche traditionnelle, mais je me suis rendu compte qu’il est plutôt un social-démocrate », détaille Eduardo, un brin de déception dans la voix. « Et il n’a pas de positions engagées en faveur d’une transformation du modèle néolibéral qui a fait tant de mal aux Chiliens », poursuit-il.

Quant à Daniel, 18 ans, il qualifie son nouveau président comme appartenant à « la nouvelle génération de politiciens au Chili » qui ont proposé un changement à travers la plateforme du Front large. En effet c’est une nouvelle génération qui n’a « pas connu la dictature », qui peut en même temps « se revendiquer du symbole que représente Salvador Allende », et « regarder les premiers gouvernements de la transition avec un œil critique », détaille Franck Gaudichaud, enseignant-chercheur en études hispaniques et hispano-américaines à l’Université de Toulouse.

« Je dirais que Boric joue une carte extrêmement ambiguë, et ce bien qu’il se situe au centre-gauche de l’échiquier politique national. Il essaie d’appliquer au Chili un modèle social-démocrate scandinave ou allemand. Cela me fait douter qu’il soit capable d’apporter les changements structurels que le pays réclame », confie Roberto, 20 ans, le lendemain de l’élection. Gabriel Boric a en effet promis aux Chiliens une série de réformes sociales. De la création d’un système de santé universel, à la mise en place d’un régime public pour les retraites, le tout juste président souhaite installer « quelque chose qui, en Europe, parait assez évident: garantir un État-providence afin que chacun ait les mêmes droits, quel que soit l’argent qu’il a dans son portefeuille. »

Des réformes attendues

Sur le plan financier,  Monsieur Boric entend augmenter les impôts sur les grandes fortunes. Outre cette forte mesure, dans un pays parmi les plus inégalitaires au monde, il aspire à la suppression des retraites à capitalisation individuelle privée, en faveur d’un régime public et autonome, ainsi que la mise en place d’un système de santé universel,  ou encore la protection de l’environnement. Tandis que l’ambition des réformes annoncées a été jugée « irréaliste » par les détracteurs de Monsieur Boric, ce dernier a garanti que les nouveaux droits sociaux seraient introduits, tout en demeurant « fiscalement responsables ». Il a aussi insisté sur la défense des réformes sociétales, en lien avec les luttes féministes très vives au Chili, et le mariage des couples homosexuels, qui sera autorisé dans le pays à partir du 10 mars 2022

Malgré sa victoire très nette, Gabriel Boric, jusqu’ici député de Punta Arenas en Patagonie part avec un handicap en devant composer avec un nouveau Parlement fragmenté. De fait, ni la coalition allant de la droite à l’extrême droite ni les partis de l’union de la gauche n’y ont de majorité claire. Sur le plan économique, le président chilien est attendu au tournant, car il devra composer avec une faible croissance qui se chiffre autour de 2,5 % d’après les prévisions du Fonds monétaire international, et un budget en baisse de 22,5 % par rapport à 2021. Quant à la sécurité et l’immigration, Gabriel Boric devra convaincre. Ces thèmes avaient fait le succès de la campagne de José Antonio Kast au premier tour. « Cela ne va pas être facile, mais au moins on va vers un pays plus égalitaire, les grands changements viendront ensuite, avec la nouvelle Constitution », veut croire cette cuisinière venue applaudir Gabriel Boric.

Si le trentenaire n’aura pas la tâche facile, sa victoire marque à la fois un saut de génération, mais alimente aussi, en Amérique du Sud, l’espoir d’un regain qui dépasserait en 2022 les frontières du Chili. Les élections cruciales, prévues en mai en Colombie puis au Brésil, pourraient entraîner le reflux de la droite. Gabriel Boric prendra officiellement ses fonctions présidentielles au mois de mars, succédant au milliardaire de 72 ans Sebastian Piñera. « Je serai le président de tous les Chiliens et les Chiliennes », a-il affirmé en conclusion de son discours.

Par Solène Robin

Gabriel Boric a promis, lors de son premier discours, « plus de droits sociaux » mais tout en restant « fiscalement responsables ». (Rodrigo Garrido/REUTERS)

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