Le choc des extrêmes

On l’entend tellement souvent que cela finirait même par sonner comme une évidence : l’extrême droite et l’extrême gauche ne sont que deux pans d’un même phénomène. Pourtant ces deux idéologies n’ont pas grand-chose en commun.

Depuis de très nombreuses années, une petite musique traverse les journaux, les plateaux télés et s’invite un peu partout dans la société : notre politique serait une sorte de boucle où extrême droite et extrême gauche se rejoindraient. Cette petite musique est parfaitement incarnée par le maire de Toulouse, Jean-Luc Moudenc (LR), qui après la manifestation des « Gilets Jaunes » le 8 décembre 2018 twittait : « Nous avons vu les deux extrêmes se rejoindre sur les barricades pour tenter de déstabiliser la République. Je condamne cette connivence et la violence qu’elle organise. Ils ont semé le chaos et continuent dans certaines rues. Qui se ressemble s’assemble… ». Si cette stratégie ne constitue en rien une nouveauté, elle s’est amplifiée avec cinq années d’un récit macroniste construit autour du concept d’une politique : « ni de droite ni de gauche » mais « d’efficacité », assimilant toutes ses oppositions au même extrémisme incompatible avec une quelconque responsabilité politique.

Et si le macronisme a eu la fâcheuse tendance d’assimiler l’opposition à une radicalité extrême (ce qui est loin d’être toujours le cas), il a aussi permis de renforcer l’apposition d’un signe égal entre extrême droite et extrême gauche, deux concepts profondément différents.

Antisystème

Il paraît compliqué de balayer toute la complexité des mouvements extrémistes en politique en quelques lignes, tant leur histoire est riche et complexe. Côté gauche de l’extrémisme, s’il y a bien un point sur lequel on peut se mettre d’accord, c’est l’appartenance historique de cette galaxie à un idéal révolutionnaire. Pas avare d’idées, l’extrême gauche rejette en bloc capitalisme, libéralisme, finance, voir l’État dans son intégralité… Pas dans un but réformiste, comme on peut le voir dans une gauche traditionnelle, mais par des formes beaucoup plus radicales. L’historien Serge Cosseron, auteur du Dictionnaire de l’extrême gauche (2007) le résume ainsi : « En fait, l’extrême gauche regroupe les organisations marxistes-léninistes et trotskistes, qui se caractérisent par leur critique radicale et leur rejet des institutions, et l’utilisation de la violence pour y parvenir. Même si, aujourd’hui, la violence ne mobilise plus les groupes d’extrême gauche comme c’était le cas dans les années 70 » déclare-t-il à France Info.

Affiche de mai 68. Collection de l’Ecole des Beaux-Arts de Paris

Pour ces mouvements, la lutte, parfois violente, est toujours dirigée vers les systèmes de domination politiques, sociales, économiques… Et ces luttes ont concrètement été dirigées, tout au long de l’histoire contre ces systèmes jugés oppresseurs. D’abord contre le système monarchique, notamment par la révolution, puis plus récemment contre le système capitaliste et étatique, par les manifestations, les grèves, la désobéissance civile, les actions de “cassage”, ou, dans ses groupes les plus radicaux, la violence organisée, comme avec Action Directe dans les années 80, dont les méthodes sont aujourd’hui largement marginalisées. Ces revendications qu’elles soient jugées légitimes, fondées ou non, portent toujours la volonté d’une révolution matérielle et idéologique, permettant au peuple de s’émanciper des oppressions. Une action contre l’ordre établi et pour ceux qu’il laisse de côté.

Zadistes et blocs noirs

Très concrètement, l’extrême gauche apparaît aujourd’hui dans la société par des formes d’occupations, comme dans les ZAD (Zones À Défendre), où les militants occupent un site pour empêcher un projet d’aménagement jugé délétère, notamment pour l’environnement, mais qui peut aussi les conduire à y bâtir une contre société idéale de leur point de vue, en recherchant à atteindre une autosuffisance alimentaire et énergétique comme cela a pu être le cas à Notre-Dame-des-Landes. Autre forme d’expression bien présente aujourd’hui à l’extrême gauche, les black blocs. Étant plutôt un mode d’action que des groupes identifiés, les black blocs ont pour objectif, quand ils ne sont pas infiltrés,  de détruire des symboles du système capitaliste pour faire payer ceux qui le contrôle, comme l’explique certains tracts distribués dans les manifestations du 1er mai :

« Casser, c’est récupérer l’argent que les multinationales volent au peuple. Faire payer les assurances, les agent.e.s de privatisations, les propriétaires lucratif.ve.s et tou.te.s ceux qui monopolisent les richesses, pour les inégalités qu’ils instaurent. » 1er mai 2018

Un des derniers exemples des modes d’action actuels de l’extrême gauche se situe dans les groupes “antifa” luttant contre l’extrême droite, mais qui incorporent aussi des luttes plus larges autour de l’antiracisme, de l’altermondialisme et de certains courants intersectionnels. Ils s’inscrivent aussi dans un renouvellement des formes d’actions collectives : ils privilégient l’action directe, la contre-manifestation, les dégradations matérielles (en formant notamment les black blocs) et, parfois, la confrontation physique avec la police ou les militants d’extrême droite.

Une extrême gauche diverse dans ses groupes et ses modes d’actions, parfois usant de la violence, mais qui conserve un but commun : défaire les oppressions, réelles ou supposées, du système sur les individus, du capital sur les travailleurs, des dominants face aux dominés.

Au niveau institutionnel, l’extrême gauche est portée par des partis comme le NPA ou Lutte Ouvrière, rejetant dans son ensemble le système capitaliste et libéral. Si la France Insoumise partage un idéal de changement radical par rapport au système actuel, il s’agit pour eux de le réformer et non pas de le renverser, différence majeure entre gauche et extrême gauche. Par ailleurs, aucun lien direct n’est établi entre LFI et les groupes d’action d’extrême gauche.

Statu quo

De son côté, l’extrême droite, depuis sa naissance idéologique, se situe dans le contrepied total de l’extrême gauche. Prenant racine dans une volonté contre-révolutionnaire après 1789, les groupes d’extrême droite se place toujours dans la défense de l’ordre établi, longtemps monarchique (certains groupes le sont encore aujourd’hui), puis l’ordre religieux, sécuritaire, étatique… Le politologue néerlandais Cas Mudde désigne l’extrême droite moderne comme combinant nationalisme (étatique ou ethnique), exclusivisme (racisme, antisémitisme, rejet de “l’autre”…) des traits anti-démocratiques, la défense de la loi et de l’ordre, un discours insistant sur la perte des repères traditionnels (famille, communauté, religion) … De manière générale, l’extrême droite lutte historiquement contre tout ce qui pourrait bouleverser, de manière réelle ou supposée le statu quo et les systèmes de domination en place, à savoir : l’émancipation des femmes, les étrangers, les juifs, les musulmans, l’athéisme, les contre-pouvoirs, la presse… Ou pour renforcer les dominations existantes, les restrictions, les repressions.

Dans son action militante, l’extrême droite a vu fleurir des groupes comme Génération Identitaire, connu pour ses actions “anti-migrants”, reconduisant des étrangers à la frontière, mais aussi pour des appels à la haine et des actions violentes contre la communauté musulmane comme l’envahissement de commerce halal ou des agressions de citoyens d’origine maghrébine. Génération Identitaire a été dissoute mais ses membres sont encore actifs et de nombreux autres groupes prennent part à des actions violentes. Des délogements de militants occupant des théâtres, aux agressions, en passant par les bagarres en marge des manifestations et pouvant aller jusqu’à la menace d’attentats, les violences d’extrême droite sont principalement tournées, non pas vers un système, mais vers des individus, visant leur identité, leur différence, ou leur volonté de faire changer le statu quo.

Affiche de l’Action Française de 1937. Collections La Contemporaine

L’ouvrage collectif Violences politiques en France de 1986 à nos jours nous indique que :

« Les militants d’extrême droite s’attaquent d’abord à des quidams, qui ne le sont toutefois pas tout à fait à leurs yeux. La mouvance est ainsi spécialiste des agressions, très largement racistes puisque motivées par la couleur de peau de la victime dans près de 70 % des cas. »

Si l’extrême droite institutionnalisée par le RN (ex FN, puis par Zemmour avec Reconquête) et celle des groupes cités diffèrent fondamentalement dans leur action et leur utilisation de la violence, les liens entre eux ont toujours été connus, et documentés. Le Front National compte dans ses membres fondateurs des militants de formations collaborationnistes voir ayant porté l’uniforme nazi, et a continué à investir des représentants de ces mouvances pendant de nombreuses années. Aujourd’hui, certains cadres du parti sont issus du Groupe Union Défense (GUD) un syndicat étudiant d’extrême droite connu pour son radicalisme et sa violence. Éric Zemmour est de son côté directement lié à un certain nombre de groupuscules comme Les Zouaves Paris, ayant agressés les militants d’SOS Racisme au meeting de Villepinte.

David contre Goliath

L’autre argument massue régulièrement évoqué est celui d’une utilisation similaire de la violence de part et d’autre du spectre politique, entraînant des dangers similaires. Mais au-delà d’une idéologie fondamentalement opposée et de modes de fonctionnements très différents, l’extrême droite et l’extrême gauche représentent également une menace  d’envergure très différente. La violence d’extrême droite (appelée ultra-droite dans le renseignement) constitue un danger grandissant et inquiète les autorités. Selon le renseignement intérieur, entre 1500 et 2000 individus constituent une menace potentielle. Depuis 2017, onze enquêtes ont été ouvertes pour des projets d’attentats présumés, dont le putsch tenté par Rémy Daillet, influent au niveau des sphères complotistes. Un magistrat, rencontré par Le Monde début 2022 déclarait ceci à ce sujet : « La menace d’ultradroite est désormais prise au sérieux, au même titre que le djihadisme. »

Cette menace se matérialise notamment par l’attaque meurtrière de deux mosquées en Nouvelle-Zélande, en 2019 ou par l’assassinat de Walter Lübke, élu local de la CDU en Allemagne, connu pour ses positions en faveur des migrants, tué par balle par un militant néonazi.

De son côté, l’extrême gauche est également surveillée par la DGSI, pointant du doigt : « une violence de plus en plus forte et décomplexée visant prioritairement les symboles institutionnels ». Mais ceci est sans commune mesure avec l’extrême droite puisque ces inquiétudes ne se sont matérialisées que par un seul dossier judiciarisé depuis 2017, et ne portent pas sur des projets concrets d’attentats. Le seul dossier sérieux des cinq dernières années a été celui de l’arrestation de sept individus soupçonnés de préparer une action violente. Jean-Yves Camus, directeur de l’Observatoire des radicalités politiques et chercheur rattaché à l’Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS) détaille pour l’Express que ce genre de cas : « sont des événements assez rares, isolés, du moins avec cette ampleur-là. »

Difficile donc, d’affirmer qu’extrême droite et extrême gauche représente deux pans d’un même phénomène, deux extrémités d’un cercle se rejoignant, tant les idéologies, les objets de lutte et les menaces sont différentes entre ces entités. Quand l’extrême gauche vise l’État, le système, les oppressions, l’extrême droite vise l’identité, les différences, les remises en causes de l’autorité. Quand l’extrême gauche use de la violence contre les installations symbolisant à leurs yeux capitalisme et oppression, l’extrême droite vise les individus selon leur couleur de peau, ou leur orientation sexuelle. Certes, certains objecterons que chacun des bords critique l’Europe, l’extrême mondialisation, ou soutient le mouvement des « Gilets Jaunes », mais au jeu des similitudes ne faudrait-il pas ajouter les rapprochements entre centre et extrême droite sur l’obsession du contrôle de l’immigration, sur la volonté d’« assouplir » le droit du travail, de contrôler les « assistés », d’encadrer davantage le droit de grève ou encore sur l’inaction climatique ? Des similitudes rarement pointées du doigt mais au moins aussi réelles.

Par Marius Joly

Pour aller plus loin :

Les extrêmes se rejoignent…, Constantin Brissaud, Le Monde Diplomatique https://www.monde-diplomatique.fr/2019/04/BRISSAUD/59741

2021 : un an de violences de l’extrême droite, Rapports de force https://rapportsdeforce.fr/boite-a-outils/carte-2021-un-an-de-violences-de-lextreme-droite-010712334

« Antifas » ou l’antifascisme d’une extrême gauche contre un « Etat dominateur et ses institutions », Ariane Ferrand, Le Monde   https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/10/06/antifas-ou-l-antifascisme-d-une-extreme-gauche-contre-un-etat-dominateur-et-ses-institutions_6097349_3232.html

Image mise en avant

Principaux slogans et affiches qui ont habillé les murs de Paris durant mai 68. Crédit photo :
afp.com/Alain BOMMENEL

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