Après deux romans-photos qui ont fait date, L’Illusion nationale (2017) et Les Racines de la colère (2019), le photographe-documentariste revient avec un troisième ouvrage pour mettre un touchant coup de projecteur sur ces travailleuses essentielles. Combat l’a rencontré pour la publication de ce livre ce 22 septembre, également chez Les Arènes,.
Pourquoi un « roman-photo documentaire » sur les « métiers du lien » ?
Cela fait maintenant dix ans que j’observe la France populaire. J’ai ainsi rencontré de nombreuses femmes chez lesquelles il y avait une forme de récurrence : l’obtention de bacs pros « service à la personne » ou « petite enfance », la garde d’enfants ou l’aide à domicile. Je l’ai beaucoup observé pendant la réalisation des Racines de la colère (2019), période au cours de laquelle j’ai commencé à photographier ces métiers. J’en ai fréquemment croisé au cours du mouvement des Gilets jaunes sur les ronds-points à Denain [NDLR : commune de 20 000 habitants dans le Nord]. Ma sœur, également, est infirmière, ce sont donc des choses assez communes pour moi.
François Ruffin s’est aussi saisi de ces questions en déposant en 2020 une proposition de loi intitulée « Reconnaissance des métiers du lien » et en co-réalisant le documentaire Debout les femmes sorti l’année suivante. A-t-il joué un rôle dans la naissance de ce projet ?
Oui, je ne vais pas m’en cacher. J’ai échangé avec lui à propos des métiers du lien au printemps 2019. Par ailleurs, on voit beaucoup d’hommes dans Les Racines de la colère. Ça a pu m’être reproché, notamment par des amies et des éditrices. Je voulais rééquilibrer cela. Faire un grand récit autour de ces métiers s’est donc imposé comme une évidence.
Dans l’« avant-propos » de votre ouvrage, vous expliquez que ces femmes « assurent tout le ‘’back office’’ du soin et du lien ». Qu’est-ce que c’est ?
Aujourd’hui, on estime que 3 millions de femmes travaillent dans ces métiers : infirmières, aides-soignantes, assistantes maternelles, aides à domicile… 95% de ces emplois sont occupées par des femmes. Il y a 12 millions de femmes actives en France, ce qui représente 1 salariée sur 4 ! Une aide à domicile que l’on retrouve dans le livre, Marie-Basile, m’a raconté que pendant le confinement elle avait travaillé pour une dame qui ne lui demandait pas de faire le ménage mais de parler avec elle.

A la différence de vos précédents ouvrages, vous avez dû cette fois-ci passer par des institutions pour suivre les femmes dans leur travail. Cela ne vous a-t-il pas restreint ?
Je préfère évidemment rencontrer des gens de manière impromptue, sans filtre. Mais j’ai finalement été assez libre dans mes choix. Je vais prendre l’exemple de Marie-Claude, aide-soignante dans un hôpital de Bobigny. Avant d’entrer en relation avec elle, j’ai eu un rendez-vous très facile avec la directrice de l’établissement. Ensuite, j’ai circulé librement dans l’hôpital pendant trois jours. Je l’ai rencontrée parmi plein d’autres femmes. Et le choix s’est fait au bout d’une semaine.
Votre ouvrage débute avec Valérie, dont le métier de technicienne d’intervention sociale et familiale est très peu connu. Pourquoi ?
Ce n’est pas vraiment voulu. C’est plutôt parce que la séquence est assez forte. Elle est une femme, qui travaille chez les autres et avec un public en situation de vulnérabilité. Elle prend par exemple en charge un jeune couple, dont l’homme travaille la nuit et la femme a des problèmes, qui ne sait pas comment faire avec cinq enfants. C’est une situation assez synthétique !
Dans ce contexte, faire appel à ce type de travailleuse est-il stigmatisant pour les personnes qui en bénéficient ?
L’histoire de Valérie est incroyable. Sa personnalité est très forte, et elle est très expérimentée. Il a fallu persuader les familles de m’accepter. Certaines ont refusé. Peut-être que le sentiment de honte y était plus présent. Les familles en accord avec ma présence ont sans doute essayé de remercier Valérie de cette manière, comme elle les suit depuis longtemps. Le regard de Priscilla est très intéressant à ce titre [NDLR : une des jeunes filles qu’elle aide, désormais placée en foyer, assure avec tendresse que Valérie est « comme une seconde maman » (p.30)]. Je tenais beaucoup à ce que les personnes bénéficiaires du travail des femmes du lien puissent s’exprimer.
Comment ces femmes ont-elles vécu la crise sanitaire ?
Ça dépend des territoires. Au début, l’Avesnois a été peu touché [NDLR : une région rurale et post-industrielle du Nord qu’il a suivie avec la Seine-Saint-Denis]. Ça a été plus dur après. Au début de la crise, elles étaient plusieurs à travailler sans matériel de protection. Leur première crainte était de contaminer leurs « patients », comme elles les appellent. Je pense aussi à Marie-Eve, assistante familiale, qui a vécu très durement la crise du Covid. Elle s’est retrouvée confinée à gérer trois enfants dans la position de la maman. Elle en a fait un burn-out [NDLR : syndrome d’épuisement professionnel]. Je me souviens également de Rachel, accompagnante éducative et sociale dans un EHPAD, qui a vu 17 résidents décéder en l’espace de quelques semaines. Ma présence était délicate. J’ai même mis un masque FFP2 pour les rassurer… Mais attention : ce n’est pas un livre sur le Covid !
C’est-à-dire ?
Il traite aussi de leur combat sur le regard que la société porte sur elles. C’est la lutte de Marie-Basile sur les « primes Ségur » pour les aides à domicile [NDLR : du nom de la consultation des professionnels de santé par le Gouvernement qui a eu lieu en 2020 et a notamment débouché sur des augmentations salariales]. Au départ, elles en étaient exclues. Puis les départements ont dû financer la moitié. Tout ça a été fait à reculons [NDLR : une revalorisation des salaires a eu lieu le 1er octobre 2021 pour la branche associative des aides à domicile avec la signature de l’ « avenant 43 » à la convention collective].

Dans votre ouvrage, il y a souvent de l’enthousiasme, de la fierté au travail. On peut citer Marie-Basile qui, soutenant une dame âgée, rappelle : « Comme je dis toujours à mes collègues : ‘’si vous ne considérez pas ce que vous faites, personne ne viendra valoriser ton travail’’. » (Sic). Avez-vous aussi perçu chez elles des sentiments plus négatifs ou de la fatigue ?
Si ces femmes sont conscientes qu’elles sont très mal rémunérées, que leur métier est mal reconnu, elles savent vraiment ce qu’elles font, pour qui elles le font et sont parfaitement au fait de l’utilité de leur travail. Comme elles sont totalement indispensables, c’est gratifiant pour elles. Mais il y a évidemment de la fatigue, en particulier physique. On peut le constater avec les photographies de ces femmes au travail, mais aussi avec leurs nombreux trajets et micro-trajets.
Dans chacune des fiches de présentation des protagonistes, vous mentionnez leurs rémunérations…
Absolument dérisoires ! Alors que ce sont des métiers qui demandent beaucoup d’intelligence sociale. Elle n’est pas reconnue au contraire de l’intelligence collective. Quand Valérie doit intervenir dans une famille qui ne veut pas d’elle parce qu’il y a une injonction du juge, elle va alors charpenter une stratégie pour être écoutée. Il y a également Julie, éducatrice de rue, qui touche 1800€ nets après 20 ans de carrière et qui a une maîtrise [NDLR : en plus d’un diplôme d’Etat d’éducatrice spécialisé par validation des acquis de l’expérience, elle est titulaire d’un M2 en sciences de l’éducation]. Son terrain à elle, c’est la rue. Elle court après les jeunes. Et il y a un « taux d’échec » énorme. Donc c’est extrêmement démoralisant.
Au-delà de la question des revenus, vous rapportez aussi des situations de précarité…
A l’instar de Rachel qui enchaîne les CDD. Mais elle n’est pas du tout revendicative. Elle se fait toute petite. Il y a une séquence au cours de laquelle elle apprend qu’elle n’est pas renouvelée, juste avant de se faire vacciner. Alors qu’elle a remplacé des collègues malades. Elle se dit : « Au moins, je suis fière : j’ai eu le droit au vaccin. Mais tout ça pour ça… » Elle sera quand même réembauchée quelques temps après. En plus de l’incertitude, ce sont aussi des métiers où les risques sont très présents. Le moindre grain de sable peut avoir de grandes conséquences.

Votre livre évoque aussi par endroits la politique institutionnelle. A un moment, Séverine, auxiliaire de vie sociale, souffle : « Ceux qui nous dirigent ils devraient passer une semaine ou deux avec nous, juste pour voir ce que c’est. Et peut-être que ça changerait quelque chose pour nous. » Quel est le rapport de ces femmes à la politique ?
D’abord, l’idée qu’elles ne seront jamais considérées est très présente. Il y a un certain fatalisme. Et sont plutôt lucides de ce point de vue. Il faut être réaliste : la crise sanitaire a eu pour seul effet l’adoption du fameux « avenant 43 » pour les aides à domicile, lequel a permis de les augmenter un peu. Mais ça a été absorbé par l’inflation, et surtout par la hausse des prix du carburant comme elles prennent beaucoup la voiture. Ce métier est sans doute le plus emblématique, car il y en a près de 800 000 en France. Par ailleurs, la « loi Grand âge », promesse qui devait être réalisée lors du dernier quinquennat, a été définitivement abandonnée il y a quelques semaines seulement.
Selon vous, pourquoi sont-elles peu considérées ?
On revient à la question du genre. Le problème de fond est : considérer que ces métiers qui se font à domicile par des femmes sont des prolongations des tâches domestiques. On ne les traite pas comme des vrais métiers, alors qu’ils le sont.
Une autre profession emblématique de ce manque de reconnaissance est celle d’assistante familiale…
Marie-Eve a 57 ans. C’est l’âge moyen des assistantes familiales en France. Ce métier peut disparaître d’ici 15 ans. Pourtant, on en a de plus en plus besoin avec l’explosion des cellules familiales et l’attention croissante portée aux droits des enfants. Certes, il y a les foyers… Mais ce n’est pas fait pour les jeunes enfants !
Peut-on dire que ces « femmes du lien » sont féministes ?
Ça dépend. Pour sortir un peu des « ismes », je constate que toutes ces femmes, sans aucune exception, sont extrêmement attentives à ne pas dépendre des hommes. A l’instar de Marie-Basile qui a quitté le Cameroun [NDLR : son pays natal] alors qu’elle y était inspectrice de police, du fait de violences conjugales. Elle a confié l’éducation de ses enfants à sa fille aînée et à ses grands-parents. En France, elle a rencontré un homme en Charente. Mais elle est revenue en région parisienne, car elle n’avait pas le permis de conduire et n’avait donc aucune perspective professionnelle. Alors elle est devenue femme de chambre, puis aide à domicile.
Cela signifie-t-il que, pour elles, le féminisme se trouve seulement dans la sphère économique ?
Le cas d’Angélique, assistante maternelle et qui vient d’un milieu ouvrier, est intéressant. Elle a fait le choix de ne pas avoir beaucoup d’enfants, ce qu’on retrouve peu dans son coin. Mais elle a toujours voulu s’en occuper – il y a donc bien des modèles sociaux présents. Dans le livre, il y a une séquence où, pendant les vacances, son fils de 10 ans joue avec des poupées, les déshabille, leur change les couches et leur donne le lait. En fait, il joue au métier de sa maman. Angélique le commente : « L’autre fois, j’ai partagé un truc sur internet. Il disait que les garçons, ils peuvent, ils doivent jouer aussi à la poupée, que plus tard, de toute façon, ça sera pas un jeu, ça sera leurs enfants. » Elle intériorise un peu plus que les autres ce discours féministe ou néo-féministe. Elle ne le conceptualise pas. Mais ce n’est pas quelque chose qui la dérange.
Propos recueillis par Marius Matty
A retrouver également sur notre site : notre entretien avec Valérie Igounet et Vincent Jarousseau à propos de l’Illusion nationale.

